Lors d’une réunion du Comité du patrimoine canadien en mai 2024, le député libéral de Nickel Belt en Ontario, Marc Serré, a demandé à la présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada : «Comment peut-on garder Radio-Canada fort en situation [francophone] minoritaire si CBC est complètement rayée de la carte par les conservateurs?»
«Ça va être très difficile, presque impossible», avait-elle répondu.
En soulignant qu’elle ignore la portée précise de la proposition conservatrice, la présidente-directrice générale ne s’est pas aventurée à spéculer sur l’incidence exacte qu’elle aurait. Elle a tout de même confirmé que «si on coupe, ça va être un désastre pour les médias francophones à l’extérieur du Québec. Ça, c’est sûr.»
«Le rôle du diffuseur public est de desservir tous les Canadiens. Ça veut dire qu’on est dans les communautés autochtones, en situation minoritaire, et même si ce n’est pas rentable. C’est notre service public. C’est ça notre mandat. On sait très bien que […] nous sommes un fil de vie pour les gens qui veulent vivre en français à l’extérieur du Québec», a-t-elle ajouté.
«Un impact direct»
Si le chef conservateur fédéral Pierre Poilievre promet de maintenir la programmation francophone de Radio-Canada, «c’est impossible de dire qu’on va toucher CBC sans avoir d’impact négatif sur Radio-Canada, particulièrement dans les régions», affirme le directeur général des Médias régionaux de Radio-Canada, Jean François Rioux.
Les conséquences se feront surtout sentir dans les stations francophones à l’extérieur du Québec, car – sauf à Moncton, à Ottawa et à Sudbury – elles partagent notamment les locaux, les véhicules et la technologie avec CBC.
«Il faut absolument que l’on comprenne l’interrelation qui existe entre les deux [entités]», insiste Jean François Rioux. Que ce soit pour la tenue de débats électoraux, la couverture des Jeux olympiques ou la publication de grandes histoires, comme celle des «Panama Papers» d’il y a quelques années, la collaboration entre CBC et Radio-Canada s’avère cruciale.
À lire aussi : Le comité d’experts sur CBC/Radio-Canada inquiète les francophones
Marie-Linda Lord, professeure à la retraite en information-communication à l’Université de Moncton, confirme que sabrer le financement de CBC aurait «un impact direct» sur les équipes radio-canadiennes de Charlottetown, Halifax, St. John’s, Winnipeg, Regina et Edmonton, par exemple.
«C’est impossible de définancer CBC […] sans porter atteinte au cœur de Radio-Canada, d’autant plus dans nos communautés en situation minoritaire», appuie la présidente de la Fédération culturelle canadienne-française (FCCF), Nancy Juneau.
«Il y a un partage des locaux, de l’équipement, des techniciens. Si tu définances CBC, ça risque de couter tout aussi cher de maintenir Radio-Canada parce que les techniciens anglophones avec qui nos collègues de Radio-Canada travaillent, ben, il va falloir en trouver d’autres», poursuit-elle.
La FCCF aimerait savoir comment les conservateurs entrevoient concrètement de «définancer» l’entité anglophone tout en maintenant sa sœur francophone. À ce sujet, Nancy Juneau estime qu’il sera bientôt temps d’organiser une rencontre avec le Parti conservateur du Canada.
L’équipe conservatrice n’avait pas répondu aux questions de Francopresse sur la question au moment de publier le présent article.
Des «zones grises»
Pierre Poilievre ne précise pas dans ses discours si son intention de «définancer» la CBC mènera à une diminution de son financement ou à sa fermeture complète.
«On a aucune idée ce que [Pierre Poilievre] va faire, en toute honnêteté. C’est très difficile de spéculer sur ce que ça pourrait représenter, fait remarquer Jean François Rioux. On va traverser le pont quand on arrivera à la rivière.»
La société d’État est habituée à l’incertitude, dit-il.
Le directeur travaille à Radio-Canada depuis 36 ans. «Le côté politique des choses, on apprend à vivre avec. J’ai traversé plusieurs crises [assez importantes], au début et à la fin des années 1990, au début des années 2000. Dans chaque cas, il n’y avait pas de couleur politique. C’est-à-dire que les gouvernements prennent des décisions qui nous affectent et il faut apprendre à s’ajuster.»
«C’est sûr que pour nous, ça rajoute un peu de zones grises dans notre regard sur les prochaines années, poursuit-il, en faisant référence aux intentions des conservateurs. Mais on ne peut pas s’attarder sur ça, parce que dans les faits, on n’a pas de financement stable. C’est un financement qui varie d’une année à l’autre.»
Nancy Juneau souhaite justement que le «gouvernement donne à Radio-Canada les moyens d’être un radiodiffuseur public à 100 %. Parce qu’on sait qu’une partie du financement de Radio-Canada provient de recettes publicitaires. Ça fait en sorte que Radio-Canada doit faire des choix en ce sens-là».
La levée de boucliers
«On sait que les Québécois et les minorités francophones à travers le pays sont très attachés à Radio-Canada, qui joue un rôle extrêmement important au niveau de la francophonie. Ça, je pense que M. Poilievre le reconnait», estime Marie-Linda Lord.
Selon elle, le politicien ne reviendra pas sur sa promesse de ne pas toucher à Radio-Canada, notamment parce qu’il est «quand même fier de ses origines francophones» et parce que des poursuites judiciaires pourraient s’en suivre.
«Ça serait facile, sans doute, pour des avocats bien aguerris de montrer que c’est une atteinte aux droits des minorités francophones de les priver [de Radio-Canada]», avance la chercheuse.
Selon elle, si le chef conservateur touche Radio-Canada, il y aura «une levée de boucliers extraordinaire».
À lire aussi : Les compressions à CBC/Radio-Canada devraient tenir compte des francophones
Au-delà de ces hypothèses, il faut aussi attendre la réaction de Pierre Poilievre et des conservateurs au nouveau mandat de la société d’État, qui devrait être annoncé d’ici un mois par la ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, selon une source de CBC.
L’identité de la nouvelle présidence-direction générale devrait aussi être dévoilée cet automne, car le mandat de Catherine Tait doit prendre fin en janvier 2025. Elle occupe ce poste depuis 2018.