«Il est urgent d’ouvrir le dialogue sur les discriminations, fondées notamment sur le sexe et la langue, dont sont victimes les femmes francophones en situation minoritaire», insiste Nour Enayeh, présidente de l’Alliance des femmes de la francophonie canadienne (AFFC).
La responsable fait référence à ce qui s’appelle l’intersectionnalité en sociologie, une notion forgée par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw en 1989. Selon ce concept, la domination est plurielle. L’intersectionnalité tente de mesurer l’impact de discriminations multiples – de sexe, de classe, de race, mais aussi de handicap ou d’orientation sexuelle – qui se croisent et parfois se renforcent.
On sait les discriminations dont les femmes ou les personnes faisant partie de la communauté LGBTQIA+ sont victimes. On étudie celles qui visent les francophones en situation minoritaire. Mais qu’en est-il en particulier des femmes francophones en milieu minoritaire, ou encore des membres de la communauté LGBTQIA+ francophone hors Québec?
«Alors que les femmes francophones [en situation minoritaire] sont plus que jamais la cible de messages haineux et sexistes, on manque de recherches pour mieux comprendre leur réalité, savoir dans quelle mesure elles subissent plus de discriminations, et comment cela se manifeste», déplore Nour Enayeh, qui évoque également le faible nombre de données sur le profil des hommes, auteurs d’actes malveillants à l’encontre des femmes francophones.
Pendant la pandémie de COVID-19, l’AFCC a reçu un colis contenant un message dans lequel son auteur s’en prenait violemment aux femmes francophones qui «coutent trop cher au gouvernement fédéral».
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Discrimination linguistique, «l’angle mort du régime juridique»
«Il suffit que les femmes prennent la parole publiquement pour faire l’objet de discours haineux en ligne de la part d’hommes, organisés au sein de communautés, désignées sous le nom de manosphère, explique Mélissa Blais, professeure associée au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais. Il s’agit d’un rappel à l’ordre : elles doivent rester en dehors de l’espace public et se soumettre aux dictats masculins.»
Cette manosphère fait partie de la grande nébuleuse du masculinisme, qui prétend que les luttes féministes auraient provoqué une crise de la masculinité. «Selon les adeptes de ce mouvement, les hommes auraient vu leur place chamboulée. Ils auraient perdu leur identité et leurs repères à cause du modèle alternatif de société défendu par les féministes», explique Mélissa Blais.
Ces masculinistes sont-ils également francophobes? Autrement dit, éprouvent-ils de l’animosité envers tout ce qui est lié au français au Canada, en particulier hors Québec? Mélissa Blais, qui mène actuellement une étude sur le sujet, n’est pas encore capable de le dire.
Seule certitude, aucune loi ne protège les Canadiennes des discriminations liées à la langue. Comme l’explique Anne Levesque, professeure adjointe à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, «c’est l’angle mort du régime juridique des droits de la personne».
L’avocate regrette par ailleurs que les droits linguistiques ne soient pas analysés avec la lentille de l’intersectionnalité : «Les besoins spécifiques des femmes et la manière dont les politiques peuvent les affecter ne sont pas pris en compte.»
Les grandes oubliées des luttes
Anne Levesque montre du doigt le travail du Commissariat aux langues officielles qui «ignore l’expérience des femmes francophones ou de tout autre groupe marginalisé [en situation minoritaire]», en présumant l’homogénéité de la communauté linguistique. «C’est un point faible des rapports de l’institution : ils abordent uniquement des problèmes du point de vue des hommes blancs hétérosexuels sans handicap», souligne-t-elle.
L’avocate cite en exemple une étude du Commissariat qui porte sur l’insécurité linguistique au travail en situation minoritaire : «Les auteurs n’ont pas regardé si les personnes victimes d’insécurité linguistique étaient davantage des femmes ou des personnes LGBTQIA+». Résultat, selon la chercheuse, les structures de pouvoir à l’origine des discriminations systémiques perdurent.
Les femmes francophones sont marginalisées dans un contexte anglophone, qui fait de l’anglais la norme dans les échanges, mais pas seulement. Elles sont mises à l’écart au sein même de leurs communautés, où «le dénigrement de ce qui est féminin» est prégnant, d’après Anne Levesque.
«Le milieu francophone minoritaire s’est tellement concentré sur la défense des droits linguistiques qu’il a oublié toutes les autres communautés dans ses luttes. On accuse aujourd’hui un immense retard sur la situation des femmes et des personnes LGBTQIA+», considère Zakary-Georges Gagné, responsable de la coordination de l’engagement francophone au sein du réseau pancanadien Enchanté, qui appuie les organismes œuvrant auprès des minorités sexuelles.
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Identités plurielles meurtries
Aux yeux de la francophone, non binaire, trans féminine et Crie, le rôle déterminant qu’a joué la religion catholique dans la création et le développement des communautés francophones en milieu minoritaire contribue à ce retard. «C’est la croyance que l’homme doit prendre le pouvoir, assurer la représentation des siens à l’extérieur, et mener les batailles pour les droits», affirme Zakary-Georges Gagné.
«Il y a des attentes sur le rôle traditionnel que les femmes doivent jouer, et la pénurie de services sociaux en français y contribue encore plus, car on compte sur elles pour pallier les manques», ajoute Anne Levesque.
Les femmes et les personnes appartenant à la communauté LGBTQIA+ sont contraintes de choisir entre leur identité de genre et leur identité linguistique. «On ne peut pas me demander de choisir entre être une femme et être francophone. Je suis les deux», s’agace Anne Levesque.
«Les jeunes générations finissent par se détourner de la francophonie et se tourner vers le milieu anglophone, plus inclusif sur les questions de genre», assure Zakary-Georges Gagné. La militante appelle les organismes communautaires en milieu minoritaire à «s’outiller et à s’éduquer sur les pratiques féministes et non blanches» pour éviter une hémorragie de sa jeunesse.