D’un côté, le ministère de l’Emploi et du Développement social Canada (EDSC). De l’autre, les francophones de la Colombie-Britannique. Et au cœur du problème : le transfert à la province des services d’aide à l’emploi pour les francophones, dont plusieurs ont été abolis en 2011.
Après un jugement défavorable en 2018, la Cour fédérale d’appel avait finalement rendu en janvier un autre jugement, cette fois partiellement favorable aux francophones, en reconnaissant que le gouvernement fédéral aurait dû appuyer le développement des communautés francophones et acadiennes. Cet appui correspond à une obligation, fixée à la partie VII de la Loi sur les langues officielles.
L’action du gouvernement génère d’autant plus de frustration que cette Loi venait d’être modernisée par la ministre des Langues officielles Ginette Petitpas Taylor. Cette dernière avait d’ailleurs légèrement reporté le dépôt de son projet de loi pour mieux prendre en compte la décision de la Cour sur la partie VII.
Hier, le ministre de la Justice a ainsi déposé une demande de sursis auprès de la Cour fédérale d’appel pour avoir davantage le temps de donner son préavis qui mettrait fin à l’entente avec la Colombie-Britannique sur les services d’aide à l’emploi en 2024.
Selon les informations obtenues par Francopresse, le juge de la Cour fédérale a rejeté cette demande de sursis. En bref : si le ministère de la Justice veut mettre fin à cette entente, il devra déposer son préavis à temps, soit le 29 mars.
Désaveu gouvernemental de la ministre Petitpas Taylor
Entre un commissaire aux langues officielles «consterné» et une Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) «abasourdie», la présidente de la Fédération des francophones de la Colombie-Britannique (FFCB), en plein cœur de l’affaire, a de son côté bien du mal à cacher sa déception et sa colère.
«C’est choquant parce que ça envoie un message incohérent de la part du gouvernement, déplore Lily Crist, présidente de la FFCB. D’autant plus que la ministre Petitpas Taylor nous a assuré sa volonté de soutenir nos communautés.»
Stéphanie Chouinard, professeure agrégée de science politique au Collège militaire royal du Canada, confirme que c’est un désaveu de la ministre des Langues officielles, «surtout dans le contexte où cette dernière avait retardé le dépôt du projet de loi pour prendre en compte la décision de la Cour d’appel fédérale».
«La partie VII en cause a été beaucoup retravaillée si on compare avec le projet de loi C-32. Ça donne un peu l’impression que ce sont des ministères [des Langues officielles d’un côté et d’EDSC et de la Justice de l’autre] qui ont une vision diamétralement opposée des choses ou qui ne se sont pas concertés depuis la décision de la Cour d’appel fédérale», observe la professeure.
Les trois cabinets concernés ainsi que le bureau du premier ministre n’ont pas répondu aux demandes d’entrevue de Francopresse.
Le gouvernement a demandé un sursis au juge de la Cour d’appel fédérale, qui a été rejeté aujourd’hui, selon nos informations.
«Le bureau du premier ministre a la possibilité de rappeler son ministre de la Justice à l’ordre pour qu’on annule cette décision d’interjeter appel et qu’on ne pousse pas plus loin la demande de sursis. On peut interjeter appel en Cour suprême, mais c’est la seule Cour du pays où les juges peuvent refuser. Ça redresserait la crédibilité du gouvernement sur le dossier des langues officielles, mais ce serait une gifle au visage du ministre de la Justice», avance Stéphanie Chouinard.
Quelle que soit l’issue de la situation, il y aura un ministre qui n’en sortira pas indemne, confirme la professeure.
Les francophones encore perdants et la «mauvaise foi» des ministres
Lily Crist assure que les grands perdants de cette action sont les francophones en Colombie-Britannique et partout au pays.
«Il n’y a pas eu de centre de services d’aide à l’emploi pour les francophones de la province depuis 11 ans! J’ai de la difficulté à comprendre qu’après une crise économique mondiale, on veuille aller en justice. C’est criminel!» fustige-t-elle.
Elle témoigne que le manque de ces services se fait cruellement sentir, notamment dans les régions rurales de la province. «On va attendre encore combien de temps?» s’exclame-t-elle.
Par ailleurs, Stéphanie Chouinard estime que la justification des ministres d’EDSC et de la Justice «témoigne d’une certaine mauvaise foi. [Ils expliquent] que la Cour d’appel fédérale avait pris en considération que [la remise en place des centres de services d’aide à l’emploi francophones] ne se ferait pas du jour au lendemain. La Cour a accordé deux ans au gouvernement pour obtempérer».
Elle cite une décision de la Cour suprême moins magnanime en matière de délai, en 1985 : «La Cour avait décrété que toutes les lois manitobaines adoptées [et rédigées] seulement en anglais étaient invalides. On avait donné seulement un an à la province pour traduire les lois en vigueur.»
La politologue compare ce cas de 1985 et le présent, assurant que donner deux ans au fédéral pour mettre en place des centres où les services en français seraient accessibles «démontre le manque de sérieux de la réponse des deux ministres».
Lily Crist explique que la prochaine étape pour la FFCB est de continuer d’exhorter le gouvernement à travailler sur la remise en place des centres de services en Colombie-Britannique et d’attendre le 29 mars. La balle est dans le camp du ministère de la Justice.