La Cour suprême du Canada refuse de traduire des milliers de jugements.
Elle a rendu près de 6000 jugements dans une seule langue avant 1970, soit avant l’entrée en vigueur de la Loi sur les langues officielles. On peut raisonnablement supposer que la très grande majorité de ces documents ont uniquement été rédigés en anglais.
La Loi sur les langues officielles stipule que les tribunaux ainsi que tous les autres organismes judiciaires ou quasi judiciaires créés par le Parlement canadien ont l’obligation de rendre leurs jugements simultanément dans les deux langues officielles.
La seule exception à cette règle est si la production des documents dans les deux langues officielles entrainait des délais préjudiciables à l’intérêt public. Les documents traduits devront cependant être fournis dans des délais raisonnables.
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Donner une excuse que l’on rejette
Ce n’est pourtant pas l’urgence de la situation ni le délai requis (le commissaire aux langues officielles a demandé que ces documents soient traduits en 18 mois) qui sont invoqués par le juge en chef de la Cour suprême pour son refus.
Pourtant, l’argument financier a été écarté du revers de la main par la même Cour suprême dans la célèbre cause concernant la constitutionnalité linguistique des lois manitobaines.
Rappelons qu’en 1985, la Cour suprême a déclaré que toutes les lois du Manitoba adoptées entre 1890 et 1979 étaient inconstitutionnelles, car elles avaient été rédigées en anglais seulement. La Cour donnait 18 mois à la province pour faire la traduction de toutes ses lois.
La province y est arrivée et, aujourd’hui, toutes les lois du Manitoba sont dans les deux langues officielles et ont la même valeur juridique.
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Jouer avec les mots
Dans le cas qui concerne la traduction des décisions de la Cour suprême, c’est le commissaire aux langues officielles du Canada qui a statué que la Cour contrevient à la Loi sur les langues officielles en ne publiant pas tous ses jugements en français et en anglais sur son site Internet.
Vous aurez peut-être relevé une subtilité dans les propos du commissaire. Ce dernier n’exige pas que tous les jugements soient traduits, mais bien que tous les documents affichés dans le site Internet de la Cour suprême le soient dans les deux langues officielles.
Si les documents ne sont pas mis à la disposition du public, alors il n’est pas nécessaire de les avoir dans les deux langues officielles.
Dans un communiqué, le Bureau du registraire de la Cour suprême du Canada promet cependant de faire la traduction des jugements les plus importants et de les publier dans le site Internet de la Cour. Ce ne sera donc pas tous les jugements qui reviendront en ligne.
La Cour prend aussi bien soin d’indiquer que les versions traduites n’auront pas un «caractère officiel», puisque les juges qui ont rendu ces jugements ne sont plus là pour valider l’exactitude de la traduction.
Plusieurs aspects choquants
Premièrement, on voit bien que le commissaire aux langues officielles a encore des pouvoirs limités. Ainsi, il ne peut pas exiger la production de tous les documents de la Cour suprême dans les deux langues officielles. Il peut seulement viser les documents mis à la disposition du public, par l’entremise d’un site Internet, par exemple.
Il est vrai que la modernisation de la Loi sur les langues officielles, adoptée en 2023, a donné plus de pouvoirs au commissaire, mais on constate que ces pouvoirs sont encore limités dans bien des cas. Ce n’est qu’en invoquant une disposition relative à «l’accès du public aux documents» que le commissaire peut rappeler la Cour à l’ordre.
Pourtant, n’est-il pas dans l’intérêt public que tous les jugements de la Cour soient accessibles dans les deux langues officielles, qu’ils soient ou non affichés en ligne? Les droits d’une communauté linguistique sont-ils moindres que ceux de l’autre? Pensons aussi aux juristes, aux chercheurs, aux étudiants qui doivent travailler avec ces documents.
Deux poids, deux mesures
Deuxièmement, la décision de la Cour de ne pas vouloir entreprendre le travail nécessaire pour que les jugements produits dans les deux langues soient d’égale valeur juridique ne se justifie tout simplement pas.
Dans le même ordre d’idée, faut-il encore rappeler que la Constitution canadienne n’a toujours pas de version française officielle? Faut-il donc conclure sur la base des récentes déclarations de la Cour qu’il sera impossible d’en avoir une? Bien sûr que non.
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Un cas qui n’est pas isolé
Troisièmement, l’attitude plus que nonchalante de la Cour suprême à l’égard du français n’est malheureusement pas un cas isolé.
Tant la Commission sur l’ingérence étrangère présidée par la juge Marie-Josée Hogue que la Commission sur l’état d’urgence présidée par le juge Paul Rouleau en 2023 ont été rappelées à l’ordre par le commissaire aux langues officielles pour les mêmes motifs.
Dans les deux cas, la décision de ne pas traduire tous les documents publiés par les commissions a été justifiée par le manque de ressources financières.
Par leur décision, la Cour suprême et les deux commissions d’enquête appuient le sentiment que le bilinguisme coute trop cher. Ce n’est certainement pas avec une telle attitude que l’on peut se présenter comme défenseur des droits linguistiques des groupes minoritaires.
Geneviève Tellier est professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les politiques budgétaires des gouvernements canadiens. Elle commente régulièrement l’actualité politique et les enjeux liés à la francophonie dans les médias de tout le pays.