«Nous avons initié ce matin un recours déposé à la Cour fédérale à Montréal pour que la Cour suprême du Canada […] traduise les jugements qu’elle a rendus antérieurement à l’adoption de la Loi sur les langues officielles», a lancé le juriste et président de DCQ, Daniel Turp, en conférence de presse le 1er novembre.
Le bureau de la registraire de la Cour suprême du Canada (BRCSC) est composé d’employés du gouvernement fédéral qui travaillent exclusivement pour la Cour suprême. C’est donc le BRCSC spécifiquement qui est visé par la poursuite, et non la Cour suprême ou les juges.
Les décisions rendues par la Cour suprême avant 1970 sont disponibles en ligne depuis quelques années, mais pas dans les deux langues officielles. DCQ a été la deuxième entité à porter plainte. On estime qu’environ 6000 de ces décisions sont en anglais seulement.
Comme pour la première plainte, le commissaire aux langues officielles (CLO), Raymond Théberge, a conclu en septembre dernier que le plus haut tribunal du pays ne respecte pas la Loi sur les langues officielles.
«Je conclus que toutes les décisions que la Cour suprême publie sur son site Web devraient être dans les deux langues officielles puisque cette offre en ligne constitue une communication au public faite par une institution fédérale», avait-il écrit dans son rapport final, dont Francopresse avait obtenu une copie.
Ordonnance, lettre d’excuses et de l’argent
DCQ a donc déposé vendredi un avis de demande et un affidavit devant la Cour fédérale.
L’organisme cherche quatre conclusions particulières : avant tout une ordonnance de la Cour fédérale pour obliger la Cour suprême à traduire ses anciennes décisions, puis un jugement déclaratoire, une lettre d’excuses officielles destinée à l’ensemble des francophones du Canada et des dommages et intérêts à hauteur d’un million de dollars.
Ce million servirait d’abord à couvrir les frais judiciaires de la cause. La balance serait remise à des «des organismes de défense de la langue française et des droits des francophones», s’est engagé le directeur général de DCQ, Etienne-Alexis Boucher, en conférence de presse.
Son collègue, l’avocat François Côté, assure que même si la liste des organismes n’est pas encore dressée, des organismes francophones en situation minoritaire seront considérés.
«D’ailleurs, on espère que la FAJEF [Fédération des associations de juristes d’expression française de common law, NDRL], qui est intervenue médiatiquement, s’inscrira dans le débat à titre d’intervenante.»
«Donc la FAJEF est une évidence, poursuit-il. Il y en a d’autres […] qu’on regarde, comme la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada par exemple.»
En entrevue avec Francopresse, le président de la FAJEF, Justin Kingston, dit explorer la possibilité d’être intervenant dans le cadre de cette poursuite.
Unir les francophones pour la lutte
«Il y a là une opportunité unique pour les francophones du Québec et les francophones du Canada de commencer à rebâtir une forme de communauté politique qui a été très affectée depuis 1969, depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles qui a fini par diviser les francophones québécois des francophones du reste du Canada», a pour sa part déclaré Etienne-Alexis Boucher.
C’est, selon lui, le moment pour «que les francophones, peu importe où ils se situent, qu’ils soient au Manitoba, au Canada, en Acadie ou encore en Colombie-Britannique, s’unissent pour lancer un message très fort à l’effet que jamais plus les francophones du Canada et du Québec accepteront que leurs droits soient brimés, cela même par le plus haut tribunal du pays».
Dans un communiqué de presse, DCQ détaille sa motivation : «Plus jamais ne sera toléré le fait de voir les francophones du Québec et du Canada être considérés comme des citoyennes et des citoyens de seconde zone, des citoyennes et des citoyens dont les droits peuvent être bafoués sans aucune conséquence.»
«Droits collectifs Québec lance un appel à la mobilisation de la nation québécoise et des communautés francophones et acadienne», lit-on aussi.
En entrevue avec Francopresse, Etienne-Alexandre Boucher détaille la volonté de créer ce pont : «Ce dossier-là les concerne, au moins autant que les Québécoises et les Québécois. C’est une évidence. […] Et quelque part, les communautés francophones et acadiennes hors Québec sont des alliés naturels pour les Québécoises et les Québécois.»
«C’est concret»
Daniel Turp martèle que cette affaire, «c’est très concret». Il donne l’exemple d’un jugement de la Cour suprême impliquant un ancien premier ministre du Québec, Maurice Duplessis, dans les années 1950.
«Cette décision-là, depuis 1959, a été citée 1317 fois par les tribunaux. Juste en 2024, elle a été citée 30 fois.»
Pourtant, la décision n’est disponible qu’en anglais sur le site de la Cour suprême, comme l’a constaté le juriste quelques minutes avant la conférence de presse.
En tant que professeur émérite de droit, M. Turp peut témoigner de l’importance d’avoir ces décisions dans les deux langues officielles : «Pendant 40 ans, je voulais faire lire des jugements aux étudiants […], mais ils n’ont jamais pu lire la version française.»
Une question de moyens
Le juge en chef de la Cour suprême, Richard Wagner, a évoqué par le passé un manque de ressources pour traduire les anciennes décisions.
En conférence de presse, Etienne-Alexis Boucher argüe que la capacité de travail du milieu de la traduction «est présente pour relever ce défi-là».
«Je suis persuadé que le gouvernement fédéral serait très ouvert à réserver des enveloppes spéciales dédiées au BRCSC [Bureau de la registraire de la Cour supérieure du Canada] pour permettre à cette dernière de respecter l’État de droit», ajoute-t-il.
François Côté renchérit que le BRCSC dispose déjà d’un budget annuel significatif ainsi qu’une possibilité de crédit supplémentaire.
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En entrevue avec Francopresse, M. Boucher ajoute qu’en cas de victoire, il serait inconcevable que le gouvernement fédéral ne s’engage pas pour régler la question.
«La jurisprudence est très claire sur la question : l’allocation des ressources ou le manque de ressources n’est absolument pas une justification valable pour brimer les droits fondamentaux.»
Il rappelle que la Cour suprême elle-même a déjà jugé en ce sens dans le cadre d’autres affaires judiciaires.