Au sein des ministères et organismes fédéraux, environ 90 % des documents sont traduits de l’anglais vers le français, indique Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) dans une réponse écrite à Francopresse.
Si une traduction est mal faite ou omise, ce sont la langue de Molière et ses locuteurs qui en subissent les conséquences.
«Être bilingue m’a ajouté un certain fardeau de travail, que j’étais très heureux d’assumer, d’ailleurs», confie David Lachance*, fonctionnaire depuis 2002. Celui-ci raconte que les francophones et ceux qui, comme lui, ont un niveau de français élevé se retrouvent parfois à traduire ou à réviser des documents.
Ce film, il l’a vu cent fois. Ce qu’il n’a jamais vu, c’est une personne francophone ou bilingue recevoir une compensation financière ou être reconnu pour le travail supplémentaire effectué.
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Traductions insatisfaisantes
Si les fonctionnaires qui parlent français se retrouvent à faire de la traduction et de la révision c’est parce que, selon lui, depuis 1995, les ministères fédéraux ne sont plus obligés d’avoir recours au Bureau de la traduction (BT) et peuvent se tourner vers le secteur privé pour effectuer leurs demandes.
Il explique que des fonctionnaires francophones sont alors appelés à corriger les traductions insatisfaisantes ou à les faire eux-mêmes lorsque les délais à l’externe sont trop longs.
La SPAC mentionne toutefois que les fonctionnaires qui ne sont pas traducteurs, terminologues ou interprètes ne devraient pas être appelés à faire de la traduction.
Une menace à la qualité
«On entend toujours des exemples [comme ça]», confirme le président de l’Association canadienne des employés professionnels (ACEP), Nathan Prier, en entrevue.
Il a lui-même été sollicité pour traduire des documents légaux lorsqu’il était économiste au sein de la fonction publique.
En ce qui concerne la qualité, Nathan Prier partage le même constat que David Lachance : les pigistes externes n’arrivent généralement pas à la cheville des traducteurs du BT.
«Il faudrait revenir au modèle de prestation de services obligatoires du BT d’avant 1995, afin que [le BT] redevienne l’unique autorité contractante pour les services de traduction et d’interprétation et qu’il soit de nouveau entièrement responsable du contrôle, de la qualité et de l’uniformité», dit Nathan Prier.
«Si on est sérieux de vouloir défendre la qualité de traduction et la qualité des deux langues officielles, et non seulement l’anglais, […], on a vraiment besoin de protéger ces jobs.»
Les fonctionnaires comme David Lachance ne sont pas les seuls à subir les conséquences de cette situation. Les traducteurs du BT encaissent aussi.
Une question d’argent
«La qualité inégale des pigistes fait en sorte qu’il revient à nos membres de réparer les gaffes de l’externe. Cela finit par couter cher au Bureau et force nos membres à sauver la face de l’institution en effectuant des révisions pour lesquelles ils ne sont souvent pas rémunérés à leur juste valeur», avait exprimé l’ACEP devant le Comité permanent des langues officielles en 2016.
L’Association avait aussi affirmé qu’aucun traducteur n’avait été embauché entre 2011 et 2016, entrainant une perte du tiers des postes au BT.
Dans son rapport, le Comité observe que lorsque les ministères ont recours au secteur privé, c’est souvent pour une question de prix.
En 2021, le professeur émérite en traduction de l’Université d’Ottawa, Jean Delisle, avait écrit dans un mémoire que «depuis une dizaine d’années, il y a une volonté très nette de réduire le plus possible les dépenses liées à la traduction. On évoque même une réduction de l’effectif du Bureau de l’ordre de 60 %».
Dans son courriel à Francopresse, SPAC assure que le nombre de traducteurs internes et la proportion de sous-traitance à des traducteurs externes sont restés plutôt stables au cours des huit dernières années.
Mais, comme le fait remarquer Nathan Prier, la taille de la fonction publique a «beaucoup» augmenté. Il reste à déterminer si les effectifs du BT parviendront à suivre la croissance des demandes.
SPAC estime que le Bureau de la traduction répond lui-même à environ 75 % de la demande de services de traduction au sein de l’administration publique centrale. Près de la moitié de ces traductions sont refilées à des sous-traitants (graphique ci-dessous).
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La loi à la rescousse?
«Si tout le monde était bilingue comme moi au sein de la fonction publique, je pense que le fardeau sur les francophones serait minime, veut croire David Lachance. Il faudrait qu’on accentue la capacité de tous les fonctionnaires à bien comprendre les deux langues.»
Questionné par Francopresse sur les tâches supplémentaires parfois demandées aux francophones, le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, affirme trouver la situation «préoccupante».
«C’est une situation qui perdure depuis un bon nombre d’années […]. Je me souviens quand j’étais jeune fonctionnaire dans un autre milieu, on [m’en parlait]. Ce qui est important, c’est de créer la capacité bilingue au sein des institutions fédérales.»
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Selon le commissaire, créer cette capacité passe par le respect de l’article 91 de la Loi sur les langues officielles, qui renvoie aux exigences linguistiques requises pour les postes. Ainsi, les fonctionnaires francophones seraient moins appelés à faire du travail supplémentaire.
«Si on fait un bon travail au niveau de l’évaluation des exigences linguistiques, on va créer au sein de l’unité, au sein du ministère, peu importe, la capacité bilingue nécessaire», affirme-t-il.
Cet article de la Loi a fait l’objet d’une étude du commissaire en 2020. Il effectuera un suivi des résultats dans les prochaines semaines.
*Le nom a été modifié pour des raisons de sécurité et de confidentialité.