Malgré ses promesses en campagne électorale, le premier ministre a souvent été absent de l’action, des débats et des annonces touchant la minorité francophone.
Pour un chef accusé – par les anciens ministres Marc Garneau et Bill Morneau – de concentrer le pouvoir décisionnel au sein du cabinet du premier ministre, Justin Trudeau semble pourtant avoir laissé toute la place à sa ministre Ginette Petitpas Taylor lors de la refonte de la Loi sur les langues officielles.
À d’autres occasions, le gouvernement de Justin Trudeau a cependant oublié que les communautés francophones en situation minoritaire doivent être protégées.
À lire : Francophonie et langues officielles : l’héritage de Justin Trudeau en question
Le postsecondaire francophone, un des grands oubliés
L’un des plus récents exemples d’oubli remonte à janvier 2024, quand le ministre d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, Marc Miller, a annoncé une réduction du nombre de permis d’études délivrés aux personnes étrangères.
Les établissements postsecondaires francophones ont alors tiré la sonnette d’alarme, parce que la diminution des revenus apportés par ces étudiants et étudiantes allait lourdement diminuer leurs revenus.
Dans les semaines suivantes, il a été impossible de savoir comment la mesure affecterait les établissements postsecondaires francophones; jusqu’à l’annonce d’un nouveau programme pour eux.
En 2021, Justin Trudeau faisait campagne avec la promesse de financer les établissements postsecondaires francophones à hauteur de 80 millions de dollars par an de manière permanente. Un financement qui ne s’est jamais concrétisé dans le Plan d’action pour les langues officielles.
Important, mais pas toujours…
Quand Justin Trudeau n’était pas absent des débats, il semblait tout simplement oublier les besoins des communautés francophones en situation minoritaire.
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En 2019, il a nommé une lieutenante-gouverneure unilingue anglophone dans la seule province officiellement bilingue du Canada.
Lors de son entrée en fonction comme gouverneure générale du Canada, Mary Simon avait promis d’apprendre le français.
En 2021, Justin Trudeau a persisté et signé avec l’installation d’une gouverneure générale qui ne parle pas français, Mary Simon. Certes, elle est autochtone et sa nomination représente un geste louable pour se rapprocher des Premières Nations, mais la population francophone du pays s’est sentie, encore une fois, oubliée.
D’ailleurs, la prorogation du Parlement au début de l’année a rejeté dans les limbes deux projets de loi qui auraient modifié la Loi sur les compétences linguistiques et rendu obligatoire le bilinguisme pour les postes de gouverneur général du Canada et de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick.
Autre exemple d’oubli, au début de la pandémie de COVID-19, le premier ministre a défendu la décision contestée de Santé Canada d’autoriser l’étiquetage unilingue en anglais afin d’accélérer la production de certains produits désinfectants, antiseptiques et d’entretien.
Dans ce dernier cas, le commissaire aux langues officielles a cependant conclu que la mesure avait été «raisonnable».
À lire : Quatre projets de loi en lien avec la francophonie victimes de la prorogation
Comment ne pas montrer l’exemple
Tous ces exemples d’oublis n’ont pas la même portée grave que d’autres préjudices passés subis par les francophones en situation minoritaire. Ils ne se comparent pas au Règlement 17 ou aux difficultés d’obtenir des écoles de langue française. Ils n’ont pas fait reculer les droits des francophones.
Ils démontrent cependant un manque de leadeurship qui envoie un très mauvais message à la fonction publique et à la population, tant francophone qu’anglophone.
Le commissaire aux langues officielles indiquait d’ailleurs dans son rapport annuel de 2024 que des institutions fédérales «ne semblent ni adhérer à la vision d’une fonction publique bilingue ni appuyer la création de milieux de travail dans lesquels les fonctionnaires se sentent habilités à travailler dans la langue officielle de leur choix».
Un très vieux problème qui disparaitra seulement lorsque la personne à la tête du gouvernement canadien offrira plus qu’un bilinguisme d’apparence, plus que des discours dans les deux langues officielles.
Elle montrera que le français est aussi important que l’anglais. Elle rappellera que les francophones ont aussi aidé à construire le pays. Elle n’oubliera pas que les communautés minoritaires ont des enjeux spécifiques.
Justin Trudeau en avait peut-être l’intention, mais il n’a pas été cette personne.
À lire : Fonction publique : «Il faut changer cette culture d’être unilingue»
L’autre jour, en testant une application de reconnaissance vocale, j’ai été prise de court. «Désolé, je n’ai pas compris. Pouvez-vous répéter?», insistait l’intelligence artificielle (IA), incapable d’interpréter mon accent mi-belge mi-chiac. Cela m’a fait sourire, parce que mon compte ChatGPT est configuré avec l’accent des journalistes de Radio-Canada pour me répondre.
Mais cela m’a aussi un peu effrayée : si moi, avec mes intonations somme toute assez banales, je passe déjà sous le radar des machines, qu’en est-il de ceux et celles dont les accents, les dialectes ou même les langues minoritaires n’ont jamais été pris en compte? Que deviennent les voix qu’on ne reconnait pas, qu’on ne transcrit pas, qu’on oublie dans les bases de données?
À lire : Le mirage de l’intelligence artificielle (Chronique)
Reconnaissance faciale : l’IA qui voit flou
Prenons un exemple emblématique : la reconnaissance faciale. Cette technologie a souvent montré des failles majeures, notamment dans l’identification des minorités.
Une étude de 2018 menée par le MIT et l’Université Stanford a révélé des disparités alarmantes. Des systèmes avaient un taux d’erreur de 34,7 % pour les femmes noires, contre moins de 1 % pour les hommes blancs. Un écart qui trouve sa source dans des bases de données biaisées, parce qu’elles sont saturées d’images d’hommes blancs.
Bien que des progrès aient été faits depuis lors, les biais n’ont pas totalement disparu, ce qui entraine des conséquences parfois dramatiques. Selon une enquête du Washington Post, au moins huit personnes, principalement des personnes noires, ont été arrêtées à tort à cause d’erreurs d’identification générées par des systèmes d’IA ces dernières années aux États-Unis.
Christopher Gatlin, par exemple, a été faussement accusé dans le Missouri en 2021 après qu’un logiciel l’a identifié à partir d’une image floue. Sans lien avec le crime ni passé violent, il a croupi 16 mois en prison avant que les accusations ne soient abandonnées.
Un autre cas choquant est celui de Porcha Woodruff, une femme enceinte de huit mois, arrêtée à Detroit en 2023 pour piraterie routière, une agression qu’elle n’avait pas commise. Identifiée à tort par un système de reconnaissance faciale, elle a été placée en détention bien que ses contractions se soient déclenchées.
La Journée de la protection des données est l’occasion de prendre conscience que les données recueillies par l’IA peuvent avoir des conséquences graves.
Ces exemples ne sont pas de simples incidents isolés. Ils reflètent une réalité inquiétante : la confiance aveugle dans des technologies biaisées peut non seulement reproduire, mais aussi amplifier les discriminations systémiques, mettant des vies innocentes en danger.
À lire : Intégrer l’IA à l’université est une responsabilité partagée
Des CV effacés par un algorithme
En 2018, Amazon a dû abandonner son outil de recrutement automatisé après une révélation troublante : l’algorithme rejetait systématiquement les candidatures de femmes pour des postes techniques.
Pourquoi? Parce que l’outil avait été formé sur dix ans de données internes où les hommes dominaient largement ce type de postes. En s’appuyant sur ces exemples biaisés, l’algorithme avait appris à associer la réussite à un genre spécifique et à discriminer les candidatures féminines.
Dans le secteur bancaire, les algorithmes d’évaluation du crédit posent également problème. Une enquête menée par The Markup en 2021 a révélé que les demandes de prêt hypothécaire faites par des personnes noires ou hispaniques étaient plus souvent refusées que celles de personnes blanches ayant un profil financier similaire.
Le domaine médical n’y échappe pas non plus. Un algorithme utilisé pour prédire les besoins en soins intensifs avait tendance à sous-estimer les risques des populations noires.
En 2019, une étude a montré que cet algorithme, largement utilisé aux États-Unis, privilégiait les personnes blanches en raison de son critère d’analyse principal : les couts médicaux antérieurs. Les personnes noires, ayant pendant longtemps moins accès aux soins, voyaient ainsi leurs besoins sous-évalués, ce qui limitait leur accès à des traitements cruciaux.
On le voit bien : loin d’être neutres, les systèmes d’intelligence artificielle reproduisent les inégalités inscrites dans les données qui les nourrissent. Au lieu de corriger les discriminations, ces outils peuvent les renforcer sous couvert d’une fausse neutralité technologique.
À lire : L’intelligence artificielle, les nouvelles et vous (Éditorial)
La technologie, une question de choix
À l’occasion de la Journée internationale de la protection des données, il est essentiel de rappeler que protéger nos données, c’est aussi protéger nos droits. Nous ne pouvons pas laisser les technologies – et surtout les personnes qui les créent – façonner notre avenir sans un regard critique et une action déterminée.
L’intelligence artificielle reflète nos choix et nos biais. Mal encadrée, elle peut renforcer les discriminations et mettre en danger les plus vulnérables. Mais des solutions concrètes existent : diversifier les équipes qui conçoivent ces outils, auditer les algorithmes comme on audite les comptes d’une entreprise et écouter les voix des personnes les plus touchées.
Des avancées sont déjà en cours. Par exemple, des villes comme San Francisco, Portland et Boston ont interdit l’utilisation de la reconnaissance faciale par la police pour prévenir les abus.
Ces initiatives montrent que le changement est possible lorsque des citoyens et citoyennes, des spécialistes et des responsables politiques unissent leurs forces pour exiger justice et transparence.
L’IA n’est et ne sera jamais plus que ce que nous en faisons. Outil d’oppression ou levier de progrès : à nous de choisir.
Originaire de Belgique, Julie Gillet est titulaire d’une maitrise en journalisme. Militante éprise de justice sociale, voici près de quinze ans qu’elle travaille dans le secteur communautaire francophone et s’intéresse aux questions d’égalité entre les genres. Elle tire la force de son engagement dans la convergence des luttes féministes, environnementales et antiracistes. Elle vit aujourd’hui à Moncton, au Nouveau-Brunswick.
Mais avant de nous plonger dans Le vol de l’ange, Cherche rouquine, coupe garçonne et L’Obomsawin, parlons un peu de l’auteur.
Daniel Poliquin est originaire d’Ottawa, où il a fait carrière en tant que traducteur et interprète au Parlement canadien. Même avec cet emploi, il a eu le temps de se consacrer à l’écriture. Il a écrit 10 romans et a signé la traduction de nombreuses œuvres d’essayistes et romanciers canadiens-anglais connus.
Il a reçu de nombreux prix ainsi qu’un doctorat honorifique de l’Université Carleton et un autre de l’Université d’Ottawa. Il est chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République française, chevalier de l’Ordre de la Pléiade et officier de l’Ordre du Canada.
Son œuvre a fait l’objet de plusieurs dizaines d’études, de commentaires d’universitaires et de chroniques.
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Le vol de l’ange, paru aux Éditions Boréal en 2014, a mérité le prix France-Acadie en 2017 et a été défendu par l’écrivain et juriste Blaise Ndala lors du Combat national des livres 2022 de Radio-Canada.
Ce roman se déroule en Acadie, où l’auteur s’est installé en 2009. Il raconte l’histoire d’un enfant qui, à la suite d’un encan paroissial, se retrouve engagé dans une famille. La paroisse paye cette famille pour accueillir l’enfant.
On dit «encan» parce que c’est la famille qui mise le montant le plus bas qui accueille l’enfant. Cette pratique était aussi utilisée pour placer des ainés sans moyens de subsistance dans des familles de la paroisse.
Nous rencontrons le personnage-narrateur alors qu’il est âgé et qu’il doit faire l’objet de son troisième encan. Il raconte sa vie, une vie dorée selon lui, durant laquelle il n’a subi aucuns sévices dans sa jeunesse et qui lui a permis de jouir d’une grande liberté à l’âge adulte.
Daniel Poliquin est un merveilleux conteur. Par la bouche de son narrateur, il raconte la vie des villages, des familles, des personnages qu’il a croisés. En parlant d’une histoire d’amour entre deux de ses personnages, Poliquin note : «On aurait dit que leur histoire avait été écrite par un romancier bienveillant.»
C’est exactement ce que l’on ressent en lisant Le vol de l’ange.
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Ce romancier bienveillant est d’ailleurs de retour dans Cherche rouquine, coupe garçonne, paru chez Boréal en 2017.
Dès le premier chapitre, nous assistons à la pendaison de William Blewett pour le meurtre de deux Américains en Gaspésie. Or, la plupart des témoins de cette pendaison sont convaincus de l’innocence de Blewett.
Surtout le jeune prêtre, Jean-Jacques Bouffard, chargé d’assister le condamné. Il sera tellement secoué par cet évènement qu’il quittera la prêtrise.
L’affaire Blewett, c’est la trame qui soutient tout le récit.
Lui-même originaire de la Gaspésie, Jean-Jacques Bouffard retournera vivre dans la maison de son enfance après le décès de ses parents. Il épousera une fille du coin, une espèce d’enfant gâtée qui lui pourrira l’existence jusqu’à ce qu’elle le quitte. Elle aura cependant eu le temps de lui donner une enfant, la rouquine du titre. C’est elle la narratrice du roman.
Le livre est truffé de personnages truculents, et Daniel Poliquin nous les présente avec toute la verve narrative qui le caractérise.
Il y a d’abord, Odette, jeune fille d’Ottawa qui quitte sa famille dysfonctionnelle pour s’installer à Montréal dès qu’elle atteint la majorité. Elle passera d’un emploi et d’un amant à l’autre avant de devenir la maitresse de Blewett. C’est d’ailleurs dans son appartement à elle qu’il sera arrêté.
Il y a aussi le chef de police qui a procédé à l’arrestation de Blewett, mais qui n’a jamais cru à la culpabilité de ce dernier. Et à ces personnages s’ajoute le défilé d’amoureux et d’amoureuses de la rouquine.
Et dans tout ça, une grande question demeure : Blewett était-il coupable?
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Reculons au début de sa carrière. Le roman L’Obomsawin, publié chez Prise de parole en 1987, est un des premiers de Daniel Poliquin. C’est l’histoire d’un vieux peintre Métis, l’Obomsawin, qui subit un procès parce qu’il est accusé d’avoir incendié sa maison dans la ville déchue de Sioux Junction dans le Nord de l’Ontario. Mais le roman raconte surtout l’histoire de ce lieu emblématique de plusieurs localités du Nouvel-Ontario.
Avec des œuvres autochtones exposées dans plusieurs grandes villes du monde, Thomas Obomsawin a déjà connu la gloire, tout comme Sioux Junction a déjà été une ville florissante.
Ses deux fondateurs, un prêtre québécois défroqué et un anglophone ancien officier de la Police montée du Nord-Ouest, ont su faire prospérer la communauté. À une époque, l’un des fondateurs possédait le moulin à scie et l’autre la mine, qui attiraient des travailleurs de partout avec leur famille.
Maintenant, Sioux Junction ne compte plus que quelques habitants, ce qui crée des situations assez cocasses. Ainsi, l’un des derniers résidents, Jo Constant, «fait tout ce que l’autorité fait normalement». Il est maire, chef de police, juge de paix, hôtelier et seul épicier de la ville. C’est lui qui a arrêté l’Obomsawin et qui l’a logé dans son hôtel.
Mais le procès de l’artiste connu chambardera la ville en attirant – en plus d’un vrai juge et des avocats – toute une flopée de journalistes, d’artistes et d’autres personnalités médiatiques. Quant à l’Obomsawin, il n’a soumis aucun plaidoyer et semble indifférent à son sort.
Comme dans tous ses romans, Daniel Poliquin utilise son talent de conteur pour nous présenter ses personnages et la vie locale. Et, dans ce livre, il le fait avec un petit sourire en coin qui nous charme.
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Réjean Grenier a travaillé dans les médias pendant 47 ans, comme journaliste, rédacteur principal à Radio-Canada/CBC, éditeur et propriétaire d’un journal et d’un magazine, et éditorialiste. Il a présenté une chronique littéraire sur les ondes de Radio-Canada pendant cinq saisons. Il est un avide lecteur depuis l’âge de 12 ans. Il a grandi dans un petit village du Nord de l’Ontario où il n’y avait pas de librairie, mais il a rapidement appris où commander des livres. Son type d’ouvrage préféré est le roman puisqu’«on ne trouve la vérité que dans l’imaginaire».
Jusqu’à la semaine dernière, Pierre Poilievre aurait peut-être pu espérer reproduire l’exploit de l’ancien premier ministre conservateur Brian Mulroney, qui avait remporté 50,0 % des suffrages lors de l’élection fédérale de 1984. Du jamais vu depuis l’élection de John Diefenbaker en 1958 (celui-ci avait alors obtenu 53,7 % des votes).
Mais les choses viennent de prendre une nouvelle tournure. Non pas un, mais deux évènements majeurs se sont produits : la démission de Justin Trudeau, puis les déclarations fracassantes de Donald Trump se disant prêt à recourir à la «force économique» pour faire plier le Canada en matière d’échanges commerciaux.
Certes, la victoire conservatrice est encore très probable, mais le raz-de-marée bleu pourrait déferler moins fort qu’initialement prédit par les sondages. Les conservateurs vont devoir redoubler d’ardeur.
Il est indéniable que la démission de Justin Trudeau vient changer la donne pour les conservateurs. Jusqu’à présent, leurs attaques ciblaient presque exclusivement la personnalité et les politiques du premier ministre actuel, et cela semblait donner d’excellents résultats.
En quittant la scène politique, Justin Trudeau force donc le Parti conservateur à revoir sa stratégie. C’est d’ailleurs ce qu’espéraient les libéraux qui réclamaient le départ de M. Trudeau.
Le départ annoncé de Justin Trudeau force déjà les conservateurs à réorienter leur message.
Toutefois, les conservateurs étaient prêts. On a d’ailleurs pu constater que leurs messages ont rapidement été ajustés : ce n’est plus Justin Trudeau qu’ils ciblent, mais bien ses ministres (les Chrystia Freeland, François-Philippe Champagne et autres) ou ses proches conseillers (Mark Carney). Les candidats pressentis sont ainsi coupables par association.
Cette stratégie est de bonne guerre. Un gouvernement sortant, peu importe qui le dirige, doit être capable de défendre son bilan. Et les partis d’opposition sont en droit d’attaquer ce bilan.
Par contre, on sent que les conservateurs ont été pris par surprise par les déclarations de Donald Trump, et c’est là l’élément central de ce qui a changé. Pourtant, ils auraient dû y être préparés.
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Un aspirant premier ministre doit avoir comme principale préoccupation la défense des intérêts du pays.
C’est ici que Pierre Poilievre a malheureusement échoué. On l’a peu entendu si ce n’est que pour se rallier finalement aux propos des autres chefs politiques, Justin Trudeau en tête, qui ont unanimement dénoncé la suggestion du prochain président américain. Non, le Canada ne sera pas le 51e État américain.
En fait, ce que l’on peut reprocher à Pierre Poilievre, c’est à la fois sa lenteur d’action et sa propension à réagir plutôt qu’à agir comme meneur.
En ce qui concerne la lenteur, Pierre Poilievre agit exactement comme l’a fait Justin Trudeau lors de situations de crise majeure. Pourtant, Justin Trudeau n’est certainement pas l’exemple à suivre.
Notre premier ministre a toujours eu beaucoup de difficultés à prendre rapidement des décisions, ce qui nous a régulièrement menés à des drames politiques inutiles ou tout près de catastrophes nationales.
Pensez à l’affaire SNC-Lavalin, au blocage des chemins de fer par des communautés autochtones en appui aux revendications des Wet’suwet’en, à l’instauration de l’État d’urgence face au convoi des camionneurs, à la controverse liée à l’organisme caritatif UNIS (WE Charity), à la grève dans les ports de la côte ouest, etc.
Un premier ministre doit être capable d’agir dans le feu de l’action et savoir prendre des décisions difficiles qui servent les intérêts du pays. Pierre Poilievre pourra-t-il faire mieux? Il ne l’a pas encore montré alors qu’il aurait dû le faire.
S’il a finalement fait les mêmes déclarations que ses adversaires politiques («Le Canada ne sera jamais le 51e État. Point à la ligne», «Je me battrai pour le Canada», «Nous mettrons le Canada d’abord»), Pierre Poilievre n’a cependant présenté aucun plan pour la suite des choses.
Donald Trump a multiplié les menaces contre le Canada depuis l’annonce de la démission de Justin Trudeau. L’imposition possible de tarifs douaniers de 25 % occupe tout l’espace en ce moment.
En fait, il est étonnant que l’on ait plus entendu des chefs de gouvernements provinciaux ou d’anciens politiciens que le chef conservateur – et que le premier ministre – proposer des stratégies de négociation pour tenir tête aux Américains.
Pensez à Doug Ford de l’Ontario, que l’on surnomme maintenant «Capitaine Canada», ou à Danielle Smith de l’Alberta, qui a rencontré Donald Trump à Mar-a-Lago les 11 et 12 janvier en plus de réussir à se faire inviter à la cérémonie d’assermentation à Washington le 20 janvier, ou encore à Jean Chrétien qui vient de signer une lettre ouverte combattive dans les médias.
Pourtant, les déclarations de Donald Trump auraient dû inciter Pierre Poilievre à présenter davantage sa stratégie. Selon le président américain élu, si Pierre Poilievre est élu premier ministre, ça ne changera rien à son désir d’imposer des sanctions au Canada.
Pierre Poilievre a ainsi raté une belle occasion de dire à la population canadienne que oui, cela changerait les choses et expliquer pourquoi.
Depuis des mois, Pierre Poilievre demande que des élections soient déclenchées sur le thème de la taxe carbone. Toute sa stratégie de communication ciblait ce thème, à commencer par son slogan, qu’il martèle sur toutes les tribunes («Axe the Tax», soit «abolissons la taxe carbone»).
On le voyait encore au début de janvier alors qu’il commentait l’état des relations canado-américaines. Malheureusement, ce ne sera plus l’enjeu électoral, mais cette réalité, il ne semble pas encore vouloir l’accepter.
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Si vous aviez déjà la tête dans votre sapin de Noël le 16 décembre, vous avez peut-être manqué la démission pourtant fracassante de la ministre des Finances, Chrystia Freeland. Sa lettre, qui ne cachait pas qu’elle avait perdu confiance en son chef, a provoqué une tourmente qui a mené à la démission de Justin Trudeau, le 6 janvier.
Après cette nouvelle retentissante, le premier ministre a annulé toutes les entrevues de fin d’année à son horaire. Seul Mark Critch de l’émission humoristique de la CBC This Hour Has 22 Minutes a eu le temps d’en enregistrer une avant la lettre fatidique.
De son côté, le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, a donné trois entrevues : avec le Winnipeg Jewish Review, La Presse et le commentateur controversé Jordan Peterson. Cette dernière entrevue est de loin la plus longue, mais aussi celle qui en dit le plus sur la stratégie de communication conservatrice.
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Jordan Peterson s’élève contre le Marxisme et le postmodernisme, mais sa compréhension des deux concepts est très «grossière», avance un rédacteur du Historical Materialism, Harrison Fluss.
Jordan Peterson est un psychologue ontarien qui a perdu son permis d’exercice. Le Collège des psychologues de l’Ontario a jugé qu’il «avait fait des commentaires dégradants, dénigrants et non professionnels» à travers des messages sur Internet qui visaient entre autres la transition de genre et les changements climatiques. Il fraie dans les mêmes eaux que Joe Rogan, animateur du balado le plus écouté de la planète, sans cependant atteindre le même niveau de popularité que ce dernier.
Les deux animateurs abordent des sujets relativement diversifiés, parlent à des experts, mais ne se gênent pas pour ouvrir leur micro à des gens qui ont des points de vue divergents, parfois un peu détachés de la réalité.
Leur public a aussi beaucoup de similitudes. Peterson était d’ailleurs l’invité de Rogan en juillet dernier.
Or, quelle entrevue a le plus marqué les esprits lors de la campagne électorale américaine? Donald Trump au micro de Joe Rogan.
Il n’est pas question ici de comparer les deux hommes politiques. Pierre Poilievre n’est pas une version canadienne de Donald Trump. Le parallèle entre les deux animateurs montre plutôt que l’équipe conservatrice s’inspire du plan de communication républicain.
Quand Justin Trudeau a remporté l’élection fédérale de 2015, il avait l’appui d’une grande partie des jeunes. Il avait trouvé la façon de leur parler. Après presque 10 ans au pouvoir, il a perdu de son attrait auprès de cette tranche de la population ou ne sait plus comment la séduire.
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Les conservateurs ont rapidement repris le flambeau. Ils ont maintenant la recette secrète… en partie copiée sur le pupitre du voisin.
Des observateurs de la politique des États-Unis rapportent que le camp démocrate a vécu la même chose que les libéraux fédéraux canadiens, ce qui a entrainé leur défaite lors des élections de novembre 2024.
Les démocrates étaient déconnectés de l’électorat et ne parlaient pas aux jeunes, surtout aux jeunes hommes. Donald Trump a fait des entrevues à des balados qui s’adressent principalement aux jeunes hommes. Y compris celui de Joe Rogan.
Jordan Peterson parle principalement aux jeunes hommes qui sentent que la société s’est retournée contre eux.
Pour sauver les meubles, les libéraux ont besoin de bien plus qu’un nouveau chef. Ils ont besoin de réviser entièrement leur message et leur plan de communication.
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Ce que nous nommons «intelligence artificielle» (ou IA) est en fait une nébuleuse de technologies informatiques. Les grands modèles de langage (GML, ou LLM en anglais), dont ChatGPT est sans doute le plus connu, semblent permettre à une espèce de robot de répondre à nos questions à partir de connaissances trouvées un peu partout sur Internet.
On parle ainsi à tort et à travers d’«apprentissage», de «génération de connaissances», d’«intelligence» et d’«hallucination» ainsi que de création originale. Tout est mis en œuvre pour donner des apparences de processus cognitifs à ces logiciels.
Toutefois, les algorithmes qui sous-tendent cette production assistée par machine ne ressemblent à ces phénomènes humains que par analogie.
La réalité est tout autre.
Les GML sont «entrainés» à partir d’énormes banques de textes, comme leur nom le suggère. Ils divisent les requêtes selon les mots et les signes de ponctuation, puis ils compilent la réponse la plus probable en trouvant, un à un, les mots qui sont le plus souvent utilisés ensemble – sans égard à la signification.
Les GML n’ont donc aucun critère de vérité et ne peuvent qu’agencer d’une nouvelle manière ce qui a déjà été écrit. Ils ne peuvent pas chercher de sources, trouver de l’information selon sa pertinence, ni l’interpréter. Ils alignent des mots qui tendent à aller ensemble, c’est tout.
Cela signifie également que le racisme, le sexisme, la transphobie, le capacitisme et toutes les formes de suprémacisme qui règnent dans la plus grande partie des créations textuelles humaines se trouvent répétés et souvent amplifiés par l’IA.
Cette production de texte par probabilité statistique explique les résultats souvent décevants de l’IA : des bibliographies où le nom d’un auteur·rice renvoie à des articles et des livres qui n’existent pas, mais dont les titres sont plausibles; du texte truffé de formulations vagues et dépourvu quasi complètement de contenu concret.
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Dans nos ordinateurs, nos logiciels de traitement de texte, nos outils de recherche en ligne et nos téléphones, l’IA nous est constamment imposée. Puisque le nombre de personnes qui l’adoptent fréquemment demeure limité et ne répond pas aux attentes du marché, les entreprises comme Meta, Microsoft, ou OpenAI tentent de la rendre inévitable.
La bulle de l’IA pourrait être sur le point d’éclater : les divers modèles exigent des investissements énormes, mais n’amènent pas encore de profits. Les revenus augmentent certes, mais plus lentement que les dépenses pour le développement et l’offre de service.
Et les dangers financiers de l’adoption de l’IA dans un contexte entrepreneurial, universitaire ou gouvernemental sont par ailleurs importants.
Pour toutes ces raisons, l’IA nous est imposée de plus en plus souvent, même à notre insu. Elle crée ses propres besoins, mais n’arrive pas à répondre aux véritables besoins actuels de l’humanité. La logique économique demande de recouvrer à tout prix les investissements.
Nous recevons ainsi une avalanche de messages et de discours qui nous détournent de la réalité et cherchent à nous rassurer sur les incidences de l’IA, à nous la faire voir comme une forme d’intelligence, mais aussi à nous faire croire que son adoption est inévitable, une étape de la marche libératrice du progrès. La répétition l’emporte sur les raisons.
Les entreprises technologiques sont de plus en plus nombreuses à imposer des outils inspirés des IA génératives dans leurs produits, ne donnant pas toujours de choix quant à leur utilisation.
Nous entendons sans cesse que l’IA est là pour rester et que nous y opposer serait futile. Une tendance importante consiste dès lors à croire (ou à se faire croire) qu’il suffit d’apprendre à nous en servir.
Dès que les discussions tournent autour de cette question, nous supposons que nous pouvons nous servir de l’IA pour atteindre nos buts sans les transformer.
Nous supposons que nous pouvons même en faire un usage éthique, alors que les corpus des GML sont bâtis sur la violation du droit d’auteur et que leur utilisation des ressources en énergie et en eau pour leur fonctionnement n’est pas écoresponsable.
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Or, le problème essentiel du recours à l’IA est qu’avant d’être en mesure d’évaluer les résultats qu’elle produit, nous devons d’abord être capables de les comprendre et de les produire nous-mêmes.
L’utilisation de l’IA pour remplacer l’écoute, l’enseignement, la lecture, la discussion et les autres méthodes classiques d’apprentissage nous empêche de développer les compétences essentielles à la pensée critique et aux multiples formes de la littératie, qui permettent ensuite d’évaluer l’exactitude de l’IA.
Il en va de même pour l’écriture : les logiciels de révision – comme Antidote, Grammarly ou ceux inclus dans Microsoft Word et Google Docs – ne fonctionnent que si la personne qui s’en sert est en mesure d’accepter ou non les suggestions, puisque ces outils ne font que ramener l’écriture à une norme abstraite. Ils aplanissent l’écriture et enlèvent tout ce qui relève du style… qui n’est pas commun statistiquement.
Il faut donc apprendre à écrire avant de les utiliser; apprendre à traduire avant d’utiliser la traduction automatisée. Sans cet apprentissage, nous écrivons comme des machines, nous répétons par cœur ce que nous mémorisons sans comprendre. Nous répétons donc les mots et les formulations des autres.
Aller directement à l’IA, sans le processus d’essai et d’erreur central à l’apprentissage, c’est se voir comme une courroie pour l’information et non comme une personne ayant besoin d’apprendre pour atteindre ses buts et améliorer sa situation.
Tandis que certains types d’IA peuvent être fort utiles dans certains contextes, les technologies génératives demeurent pour l’instant des investissements en quête d’usagers et de nouveaux investissements.
Ne pas les utiliser, c’est refuser la destruction environnementale qu’ils amènent et ce qu’ils font de nous.
Jérôme Melançon est professeur titulaire en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent généralement sur les questions liées à la coexistence, et notamment sur les pensionnats pour enfants autochtones, le colonialisme au Canada et la réconciliation, ainsi que sur l’action et la participation politiques. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie (MétisPresses, 2018).