«L’absence de la langue comme dimension d’analyse dans la production de données sur le marché du travail entraine un manque d’information», soulignaient la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA), l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne (ACUFC) et le Réseau de développement économique et d’employabilité (RDÉE) dans une étude de 2022.
Deux ans plus tard, dans un rapport, le Comité permanent des langues officielles recommande au gouvernement fédéral de demander à Statistique Canada de recueillir des données linguistiques dans le cadre de l’Enquête mensuelle sur la population active (EPA).
Cette enquête se fait tous les mois, mais elle ne distingue pas les groupes linguistiques. Les besoins en main-d’œuvre dans les communautés francophones en situation minoritaire ne sont donc pas connus, ni leur taux de chômage, ni leur taux d’emploi.

Selon Martin Normand, l’Enquête mensuelle sur la population active est une machine qui permet déjà de ramasser des données économiques à laquelle il faudrait ajouter des questions sur la francophonie.
«Nous et bien d’autres organismes, on interpelle plusieurs ministères à cet effet-là depuis des années», déclare le président-directeur général de l’ACUFC, Martin Normand. «L’aiguille n’a pas beaucoup bougé.»
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Un besoin de plus en plus criant
Les institutions fédérales qui travaillent avec l’ACUFC demandent de plus en plus de données probantes sur les besoins économiques des communautés francophones pour justifier des décisions politiques, indique Martin Normand.
«J’ai eu ces demandes-là d’IRCC [Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada] dans le débat autour des permis de travail postdiplôme. […] Quand je dis qu’on devrait ajouter certaines professions ou certains programmes à la liste d’éligibilité des permis de travail, on me demande d’arriver avec des données qui prouvent qu’il y a des pénuries dans ces secteurs-là.»
Les établissements postsecondaires francophones doivent parfois présenter de telles données aux gouvernements provinciaux pour justifier la création d’un nouveau programme d’études subventionné, ajoute-t-il.

«Il est impossible d’avoir une idée claire des besoins de main-d’œuvre des communautés par secteur d’emploi et par région du pays, dit Liane Roy. Les francophones au Yukon n’ont peut-être pas les mêmes besoins que ceux de Terre-Neuve-et-Labrador.»
Quand ces données sont inexistantes, l’ACUFC va chercher des données plus qualitatives, des articles de presse ou des études plus génériques. «Ça reste imprécis», dit M. Normand.
Pour la présidente de la FCFA, Liane Roy, il faut aussi «quantifier les besoins». Elle donne l’exemple des pénuries de main-d’œuvre : «On prend beaucoup parole dans le dossier de l’immigration francophone et on dit toujours qu’on veut aider les pénuries de main-d’œuvre via les immigrants. Mais il faut avoir une bonne idée de ce qu’on demande.»
«Les institutions fédérales cherchent des données, c’est à elles de trouver les solutions pour que ces données-là soient produites plutôt que de mettre ça sur les épaules des organismes, qui n’ont pas les ressources pour créer et soutenir des études longitudinales sur le marché du travail», défend Martin Normand.
Un potentiel économique inconnu
La Fédération des gens d’affaires francophones de l’Ontario (FGA) a récemment publié un deuxième livre blanc sur l’économie franco-ontarienne. Mais, comme le fait remarquer le directeur général, Richard Kempler, les données ont été achetées.
On aimerait bien pouvoir le faire à l’échelle de l’ensemble du pays, et surtout de le faire […] tous les mois, ce serait idéal. On aurait un tableau de bord, quasiment en temps réel, de l’état de la francophonie, et donc de l’écosystème francophone d’affaires au pays.

«On a besoin que Statistique Canada se penche de façon systématique sur l’état de la francophonie au pays», signale Richard Kempler.
Le livre blanc a par exemple permis de recenser que près de 900 000 personnes en Ontario sont capables de travailler en français, mais ne le font pas actuellement.
«Il y a un réservoir de productivité, de gains potentiels, de croissance, qui n’est pas utilisé. Il faudrait mieux s’identifier comme francophones, défend Richard Kempler. Avoir des statistiques en permanence permettrait de dire : “Regardez, comptons-nous, regardez ce qu’on représente.” On a tendance à être sous-estimé dans le pays en dehors du Québec.»
Le français est, selon lui, une force pour l’économie, mais il est difficile d’outiller les entreprises francophones si l’on ignore leur localisation et leur nombre.
«On se sert de la lentille francophone pour ajouter un surcroit de croissance à l’ensemble de l’économie ontarienne. J’en ai pour preuve qu’un salarié bilingue gagne plus qu’un salarié unilingue, donc le fait d’ajouter le français contribue davantage à la croissance du PIB de l’Ontario», soutient le directeur.
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«Portrait statique et incomplet»
Le RDÉE se dit prêt à collaborer avec Statistique Canada et les décideurs publics pour mettre en œuvre la collecte de ces données essentielles.
«Les données disponibles à l’heure actuelle, comme celles de l’Enquête sur la population de langue officielle en situation minoritaire, offrent un portrait statique et incomplet, alors que des données mensuelles de l’EPA permettraient un suivi continu des tendances», écrit le RDÉE dans une réponse par courriel.
«De plus, avec la menace de tarifs sur les exportations et une potentielle hausse du chômage, des données spécifiques pour les CLOSM aideraient à réagir plus efficacement et à mieux soutenir les populations touchées», ajoute l’organisme, en mentionnant au passage d’autres domaines qui pourraient bénéficier de ces données, comme l’immigration et l’entrepreneuriat.

Selon Joël Godin, si les données linguistiques ne sont toujours pas recueillies dans l’EPA, c’est probablement «une question de volonté et d’intention».
«C’est aberrant»
«Comme gestionnaire, le gouvernement du Canada doit avoir des données plus précises», estime le député conservateur Joël Godin. Pour lui, ces données sont un «outil important» pour permettre aux communautés de langues officielles en situation minoritaire [CLOSM] d’avoir un portrait réel de leur situation et pour faire comprendre celle-ci au gouvernement.
Il est «aberrant» que ces données ne soient toujours pas disponibles, affirme le député membre du comité qui a fait la recommandation.
Si le gouvernement libéral actuel ne demande pas à Statistique Canada de les recueillir, il serait «très envisageable» qu’un éventuel gouvernement conservateur le fasse, indique Joël Godin. «Je vais faire ces représentations-là auprès de mon caucus.»
«En tant que néodémocrates, nous sommes déterminés à lutter contre la pauvreté et à soutenir les communautés francophones en situation minoritaire. Ces données aideront à réduire la pauvreté dans ces communautés», écrit pour sa part la députée fédérale Niki Ashton, dans un courriel.
Les députés libéraux contactés n’ont pas répondu à nos demandes d’entrevue.
«Plusieurs personnes au gouvernement disent qu’on l’entend de plus en plus cette recommandation, rapporte Liane Roy. Je pense qu’encore une fois, sans vouloir être négative, c’est une question de sensibiliser les gens à ce que ça peut vouloir dire.»