«Si tout le monde part, qui va rester pour s’occuper du pays et faire changer les choses?», s’inquiète Vanessa Aboudi, doctorante à l’Université de Yaoundé au Cameroun et analyste à l’Institut politique Nkafu.
Depuis moins de cinq ans, l’immigration des Camerounais vers le Canada s’est emballée. Le Cameroun est devenu le premier pays de citoyenneté des résidents permanents francophones hors Québec.
Vanessa Aboudi évoque des expressions à la mode comme «Tout Camerounais est un Canadien qui s’ignore» ou «Camerounadien», témoins de l’engouement pour le pays à la feuille d’érable. Elle raconte les listes d’attente interminables pour passer le test d’évaluation de français à Yaoundé, la capitale.
Avec un taux de chômage réel estimé à plus de 75 %, un salaire moyen d’un peu plus de 600 dollars par mois et une inflation de près de 4 %, «la population camerounaise n’arrive plus à joindre les deux bouts», rapporte-t-elle.
Enseignants, infirmiers, médecins et ingénieurs voient dans le visa canadien «une chance de s’en sortir».
«Une chance de s’en sortir»
Les communautés francophones en milieu minoritaire attirent également de plus en plus de ressortissants originaires des pays du Maghreb.
«L’émigration est devenue une culture chez la plupart des Algériens. Ça touche toutes les couches de la société, y compris les cadres supérieurs», confirme le professeur d’histoire et de sociologie politique à l’université de Msila en Algérie, Rouadjia Ahmed.
Le phénomène prend aussi de l’ampleur en Tunisie voisine, endettée à hauteur de 80 % de son PIB et qui connait un taux de chômage de 16,2 %.
«L’étranger ne fait plus peur. Les Tunisiens sont prêts à se sacrifier pour l’avenir de leurs enfants», indique Adel Ben Youssef, professeur d’économie à l’Université Côte d’Azur, en France.
Entre 2015 et 2020, d’après les chiffres de l’Institut national de la statistique tunisienne, environ 39 000 ingénieurs ont choisi de s’expatrier. «Il y a un vrai sentiment de désespérance», alerte le professeur d’économie à l’Université de Sfax en Tunisie, Kaies Samet.
Au Sénégal, faute de places suffisantes dans le système sanitaire public, les jeunes médecins se tournent, eux aussi, vers l’étranger, selon le doyen de la Faculté de médecine, de pharmacie et d’odontostomatologie de Dakar, Bara Ndiaye.
Pénurie de médecins et d’enseignants
Cette fuite des cerveaux contribue à gripper l’économie des pays d’origine des nouveaux arrivants. Que ce soit au Cameroun, en Algérie ou en Tunisie, les acteurs interrogés constatent des pénuries de personnel qualifié dans de nombreux secteurs.
Vanessa Aboudi note une «baisse notable du niveau d’éducation», avec des classes qui ne peuvent pas achever leur année scolaire, faute d’enseignants.
En Algérie, le manque de médecins se fait sentir. «L’État investit beaucoup d’argent et de ressources dans leur formation, puis les laisser partir, c’est un manque à gagner énorme», regrette Rouadjia Ahmed.
De son côté, Adel Ben Youssef estime que la croissance tunisienne plafonne en dessous de 1 % notamment à cause de la pénurie de profils compétents.
«C’est un fléau qui va continuer même si la situation économique et sociale s’améliore, car l’écart global de technologie et de développement ne cesse de s’accroitre entre les pays industrialisés et ceux en développement», poursuit Kaies Samet.
L’économiste n’hésite pas à parler de «cercle vicieux» : «Plus les gens partent, plus le pays s’appauvrit et plus il s’appauvrit, plus les gens veulent partir.»
La France perd aussi ses forces vives
Un nombre croissant de jeunes talents français choisissent d’émigrer au Canada. Selon la directrice de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’École d’économie d’Aix-Marseille, Cecilia Garcia-Peñalosa, ce sont majoritairement des scientifiques, des ingénieurs et des entrepreneurs issus des grandes écoles.
À ses yeux, cette expatriation peut fragiliser le modèle français et peser sur le système de protection sociale français : «À l’âge où, normalement, ils devront contribuer à équilibrer les comptes sociaux et à rembourser le cout de leur formation, ces individus hautement qualifiés le feront dans d’autres pays développés.»
Cette mobilité peut néanmoins avoir des retombées positives pour la France. Des études montrent en effet que «l’émigration des talents renforce les liens commerciaux et favorise les exportations et la croissance». Une augmentation de 10 % du nombre d’immigrants entre deux pays stimule le commerce bilatéral de 1 %, rapporte Cecilia Garcia-Peñalosa.
Politique migratoire «utilitariste»
Dans ce mouvement de fond, «la préférence pour le Canada n’a jamais baissé, car le pays, avec ses politiques d’accueil très attractives, bénéficie d’une image plus sympathique que d’autres», observe Adel Ben Youssef.
À Ottawa, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Marc Miller, assume : «C’est clair que ça m’interpelle. Évidemment, ça a un impact quand on va chercher des gens qui ont une spécialité dans ces pays, où ils seraient une source de richesse dans ces mêmes pays, mais en fin de compte, c’est le choix de ces gens-là.»
Pour la professeure de droit à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Ndeye Dieynaba Ndiaye, l’objectif des politiques migratoires canadiennes reste «utilitariste» : «C’est écrit noir sur blanc dans la législation.»
L’article 3 (1) a) de la Loi fédérale sur l’immigration et la protection des réfugiés mentionne que l’objet de la présente loi est «de permettre au Canada de retirer de l’immigration le maximum d’avantages sociaux, culturels et économiques».
Transferts d’argent, une «bouée de sauvetage»
L’immigration massive comporte quelques retombées positives. En 2019, les immigrants originaires des pays pauvres ont envoyé trois fois plus d’argent que l’ensemble de l’aide publique au développement dépensée par les nations riches dans le monde.
Dans un rapport sur le sujet, la Banque mondiale qualifie cet argent de «bouée de sauvetage essentielle».
«À court terme, ça a permis de stabiliser le déficit budgétaire, mais ce n’est pas suffisant pour relever l’économie, ce ne sont pas des investissements dans la création d’entreprises, dans des activités génératrices de revenus», affirme Adel Ben Youssef en Tunisie, où les transferts ont notablement augmenté depuis la pandémie de COVID-19.
Au Cameroun, Vanessa Aboudi reconnait que ces flux financiers aident les proches restés au pays. Elle se montre cependant prudente quant à leur impact réel et rappelle le cout exorbitant des procédures d’immigration canadienne : «Les familles investissent énormément d’argent et contractent des prêts qu’elles doivent rembourser.»
«Il faut arrêter le sens unique»
Pour freiner l’hémorragie des talents, les chercheurs incitent leur gouvernement respectif à se positionner. Vanessa Aboudi et Adel Ben Youssef insistent tous deux sur l’importance de se doter de politiques d’incitation au retour et de reconnaitre la «circularité» des politiques migratoires.
«Il faut arrêter le sens unique, les gens veulent être capables de partir quelques mois ou quelques années puis de revenir plus librement», affirme Adel Ben Youssef, estimant que ce serait «gagnant-gagnant».
Le Cameroun, par exemple, n’autorise pas la double nationalité et complexifie ainsi les envies de retour de ses ressortissants devenus citoyens canadiens.
À Montréal, Ndeye Dieynaba Ndiaye appelle à travailler sur les causes des migrations, en incluant dans la réflexion les pays d’origine, avec l’aide des diasporas. «Aujourd’hui, les politiques migratoires canadiennes sont conçues par des non immigrants pour des non immigrants. Nous avons besoin d’assises qui réunissent tous les acteurs.»
«Le Canada ne peut pas endosser toute la responsabilité, appuie Rouadjia Ahmed en Algérie. Les autorités doivent se retrousser les manches pour s’attaquer au profond malaise de notre société.»
Le Québec a, lui, décidé d’arrêter de recruter des infirmières en Afrique, en réponse à des pressions internationales. Il y a urgence, car aujourd’hui de moins en moins d’immigrants retournent s’installer dans leur pays d’origine.
Au Sénégal, Bara Ndiaye rappelle que le parcours est loin d’être facile une fois l’Atlantique franchi, mentionnant, entre autres, une reconnaissance des diplômes «pas évidente». Un sujet sur lequel le Canada travaille pour être encore plus attractif.
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