Anthony Feinstein, professeur de psychiatrie à l’Université de Toronto, a commencé ses recherches sur la santé mentale des journalistes il y a environ 20 ans. Étant l’un des premiers à se pencher sur la question, le chercheur a rapidement attiré l’attention des médias.
Le 11 septembre 2001, la guerre en Irak de 2003, la violence au Mexique… «[Les salles de nouvelles] ont commencé à m’appeler et à demander “que doit-on faire de nos journalistes?”»
«La majorité des journalistes ne sont ni traumatisés ni déprimés et ne souffrent pas de dépendance, dit-il. Mais la minorité qui souffre de syndrome posttraumatique, de dépression ou d’abus de substance souffre plus que la population générale, et c’est surtout celle qui travaille en zone de guerre ou de conflit.»
«Ce n’est pas toi l’histoire»
Maintenant à l’antenne de Radio-Canada, Manon Globensky a été correspondante en zone de conflit à l’étranger, notamment au Kosovo, en Afghanistan, en Irak et au Koweït.
En 2004, elle a couvert le coup d’État en Haïti.
«C’était de moins en moins sécuritaire. Le soir, surtout la nuit, il y avait plein d’exactions et d’exécutions sommaires. […] [Les rebelles] sont venus s’installer dans notre hôtel, se souvient-elle. On est toujours seuls dans nos chambres, mais j’avais encore plus ce poids d’être une fille seule dans ma chambre d’hôtel.»
«Avec les rebelles qui buvaient du rhum, qui étaient dopés et qui se promenaient partout avec des machettes un peu rouillées, je me disais que ça n’avait pas de bon sens, qu’on était fous de rester là sans protection.»
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Le risque était aussi très élevé au Liban. Une bombe est d’ailleurs tombée sur un immeuble derrière elle. «J’ai quand même su ce que ça te fait, l’idée d’une bombe qui te tombe dessus. Mais c’est la réalité des gens que tu t’en vas voir aussi.»
À travers les dangers, la journaliste a toujours suivi cette règle d’or du métier : «Ce n’est pas toi l’histoire.»
Dans le Nord de l’Ontario, loin de la guerre
Jimmy Chabot a compris qu’il n’avait pas besoin d’aller très loin pour vivre les dangers du métier. Il y a quelques mois, le fureteur pour Radio-Canada s’est fait attaquer alors qu’il filmait pour un reportage sur l’itinérance et la crise des opioïdes à Timmins, dans le Nord-Est de l’Ontario.
«Dans la vidéo, on voit seulement leurs pieds. Mon but n’était pas d’afficher leur visage», explique-t-il.
Une itinérante s’aperçoit qu’elle est filmée et, mécontente, crie, lui saute dessus et saisit son cellulaire.
«Je me retrouve à deux contre un, relate-t-il. J’ai repris mon téléphone et couru à l’extérieur. J’ai sauté dans le véhicule de deux bons Samaritains, un pickup. Je m’assois sur la banquette arrière, puis la femme est avec son vélo et une clé à molette. […] J’arrive chez nous, je suis un peu sous l’adrénaline, j’ai une partie de la main qui est en sang.»
Le lendemain, en poursuivant son reportage à l’entrée d’un refuge pour itinérants, la dame réapparait. «Elle se met devant tous les itinérants de Timmins et me pointe du doigt.» Elle commence alors à raconter des mensonges sur le fureteur, inventant qu’il avait tenté de la tuer. La police s’en est mêlée et Jimmy Chabot est rentré chez lui.
«Je marche souvent avec ma fille pour aller au bureau […] j’en tremblais. Si bien que pour marcher au centre-ville, il a fallu que j’appelle un taxi. […] Je craignais de marcher, puis de me faire attaquer par-derrière, par sa clé à molette, ou en tournant un coin de rue.»
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Depuis, Jimmy Chabot a consulté une psychologue, a augmenté sa dose d’antidépresseurs et bénéficie d’un plan de sécurité qui inclut un taxi pour se rendre au bureau.
Les mécanismes de défense
Selon Nafissa Ismail, professeure de psychologie à l’Université d’Ottawa, plusieurs journalistes développent ces mécanismes dans le feu de l’action.
«Notre cerveau est capable de, en quelque sorte, éteindre les régions du cerveau impliquées dans les émotions. […] On peut le faire pendant un certain temps, dans un certain type de circonstances, mais à la fin, on est tous humains.»
C’est souvent après coup que le journaliste se rend compte de ce qui lui est arrivé : «On dirait que c’est cette après-pensée qui vient davantage chercher les journalistes émotionnellement et qui continue à causer du stress.»
Manon Globensky a observé cette capacité à faire fi de l’horreur lors de son dernier jour à Tyr, au Liban, en 2006. Elle s’est retrouvée devant des corps récupérés lors d’un cessez-le-feu.
«Un super photographe de La Presse canadienne, Kevin Frayer, prenait des photos des cadavres. Moi j’étais incapable de regarder, raconte-t-elle. J’ai demandé “comment tu fais?” Il dit : “Moi je ne les vois pas. Je ne peux pas les voir, parce que si je les vois, c’est sûr, je les ai dans ma tête. J’ai développé ça, c’est la lentille qui les voit, mais moi je ne les vois pas.”»
«Nous, on finit par partir»
«On réalise, entre autres, à quel point on est bien ici et à quel point on n’a pas de problème au Canada. C’est toujours le choc, quand tu sors de ta zone de conflit et que tu reviens dans ton milieu», souligne Manon Globensky.
Anthony Feinstein confirme que le retour chez soi peut être très difficile pour les journalistes, surtout pour ceux qui ont une blessure morale.
«Il s’agit d’un état qui peut résulter du fait d’avoir été témoin, d’avoir perpétré ou de ne pas avoir empêché des actes qui transgressent votre boussole morale», explique l’auteur de Moral Courage : 19 Profiles of Investigative Journalists.
Au Canada, cette blessure se trouve surtout chez les journalistes qui couvrent les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées. Le psychiatre le voit aussi chez ceux qui couvrent les changements climatiques ou qui reviennent de pays en guerre.
«Nous, on finit par partir, laisse tomber Manon Globensky. Eux, ils restent. Donc c’est eux qui comptent, finalement. Mais bon, je ne dis pas qu’il n’y a pas un petit sentiment de culpabilité, même maintenant.»