«Il y a eu des exemples d’enfants interviewés seuls sans un adulte présent, d’autres qui se sentaient intimidés ou effrayés pendant ces interviews. Certains ont été arrêtés.»
C’est que ce qu’ont vécu des enfants dans les premières heures de leur arrivée au Canada, rapporte Danielle Ungara, gestionnaire au Centre d’excellence en matière d’immigration pour la protection de l’enfance (CWICE).
Au fil de consultations avec des fournisseurs de services aux nouveaux arrivants, elle a pu constater d’importantes failles dans l’accueil et l’accompagnement de mineurs non accompagnés.
Coautrice d’un rapport sur les jeunes qui arrivent au Canada dans le cadre du programme Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine (AVUCU) financé par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), Danielle Ungara a montré que le Canada avait besoin d’une stratégie nationale pour les mineurs non accompagnés.
Selon l’Agence des services frontaliers du Canada, 9 022 Ukrainiens âgés de 16 à 18 ans (en âge de prendre l’avion seuls) sont arrivés au Canada entre le 26 décembre 2022 et le 13 aout 2023. De ce nombre, il est impossible de savoir combien n’étaient pas accompagnés.
Une politique réclamée depuis longtemps
Déjà en 2003, il y a 20 ans, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies dénonçait déjà la situation, notant «avec une préoccupation particulière l’absence […] de politique nationale touchant les enfants non accompagnés demandeurs d’asile», ce qu’a rappelé en 2007 un rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne.
En 2019, le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) relevait ce même besoin et soulignait la nécessité d’adopter un cadre pancanadien pour les mineurs non accompagnés. Dans un mémoire de cette même année, l’organisme déplorait que le Canada n’ait «aucune stratégie nationale cohérente […] en place pour assurer leur soin et leur protection».
Les enfants ukrainiens ne sont donc pas les premiers à subir les affres de cette lacune. L’avocat David Matas, spécialisé dans les droits de la personne, a travaillé à quelques reprises avec des enfants non accompagnés et assure qu’il n’existe pas de politiques stables pour guider l’accueil des mineurs non accompagnés.
«Le mal passe souvent inaperçu»
«Les enfants ne forment pas un groupe de lobby efficace. Leurs voix ne sont souvent pas entendues. Le mal passe souvent inaperçu», se désole l’avocat.
David Matas souligne qu’un enfant devrait être accompagné dans ses démarches, que ce soit parce qu’il ne parle ni français ni anglais, qu’il ne connait pas le système canadien ou simplement parce qu’il est mineur et qu’il a besoin d’aide.
«Il existe un système de représentants désignés pour les demandes d’asile qui pourrait servir aux mineurs sans accompagnement, mais ce n’est pas comme avoir un avocat ou une autre forme de protection, parce que ce système fonctionne seulement dans le cas d’une audience, pour les questions juridiques, pas pour le travail préalable comme trouver des témoins», explique-t-il.
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L’avocat s’inquiète aussi de voir que ces enfants peuvent être détenus : «Il faut une politique plus rigoureuse de non-détention pour les enfants.»
La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) stipule clairement que «la détention des mineurs doit n’être qu’une mesure de dernier recours». Selon des chiffres de l’Agence des services frontaliers du Canada, entre 2018 et 2023, 13 mineurs non accompagnés ont été détenus.
David Matas note aussi un autre problème, soit l’impossibilité pour un mineur reconnu comme réfugié de parrainer ses parents. «Ils sont coincés ici, seuls, sans leurs parents.»
Le partage de compétences complique les choses
Mais tous ces enjeux ne se manifestent pas de la même façon partout au pays. Comme le rappelle l’avocat, «la définition de mineur n’est pas la même dans toutes les provinces. Dans certaines provinces, une personne est mineure jusqu’à 16 ans et ailleurs c’est jusqu’à 18 ans».
«Les provinces sont responsables de la protection et des soins des enfants. Le gouvernement fédéral est responsable du système de réfugiés. À cause de ces responsabilités, qui relèvent des provinces – et chaque province les assume différemment – le système national est fracturé.»
Christina Clark-Kazak, chercheure sur l’immigration à l’Université d’Ottawa, s’est penchée sur la question des jeunes réfugiés ukrainiens, qui a présenté un casse-tête de ressources humaines pour les conseils scolaires.
«Par exemple, [ces enfants] ont droit à l’éducation selon la Convention sur les droits de l’enfant. La plupart des provinces avaient offert cette éducation gratuitement», rapporte-t-elle.
Or, cela «a posé problème pour quelques conseils scolaires, surtout quand les jeunes avaient besoin d’un appui linguistique, en français ou en anglais, parce qu’il faut des ressources humaines spécifiques pour ce genre de choses».
«C’est le gouvernement fédéral qui a décidé de faire ce visa humanitaire [c’est-à-dire l’AVUCU], mais ce sont les provinces et les conseils scolaires locaux qui, en fait, sont pris avec les résultats de cette décision, les jeunes qui arrivent chez eux et qui devraient être accueillis», ajoute-t-elle.
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Un problème qui risque de s’aggraver
Selon une publication gouvernementale de 2007, de plus en plus de mineurs non accompagnés arrivent au Canada en vue de faire une demande d’asile.
En Ontario seulement, le CWICE a répondu à 122 demandes de services pour enfants non accompagnés et séparés entre le 1er avril 2022 et le 31 mars 2023. Au cours des trois années antérieures, la moyenne annuelle s’élevait à environ 50 demandes.
Au fil des ans, le CWICE a coordonné des efforts de soutien pour les mineurs non accompagnés venus de Syrie, d’Afghanistan, d’Ukraine et d’ailleurs.
«Les gens vont toujours être en mouvement, rappelle Danielle Ungara. Nos chiffres au Canada vont continuer à augmenter, et nous avons un système d’immigration planifié qui prévoit l’augmentation de ces chiffres. Nous pouvons donc anticiper.»