«Il n’y a jamais eu autant de sans-abris et de campements dans notre ville», confie Hilary Gough, conseillère municipale de Saskatoon, en Saskatchewan. L’élue affirme que les attentes sur le terrain «dépassent» les compétences de la municipalité. Dans la Ville des Ponts, 550 personnes sont en situation d’itinérance, dont plus de 90 % sont d’origine autochtone.
Ottawa compte de son côté 375 campements d’itinérants, contre 65 il y a trois ans, rapporte la capitale fédérale. Toronto, deuxième place financière d’Amérique du Nord, compte plus de 10 000 sans-abris.
«Bien que le phénomène soit moins visible en zone rurale, les petites villes sont aussi confrontées à un nombre croissant de sans-abris», précise Laura Pin, professeure adjointe en sciences politiques à l’Université Wilfrid-Laurier de Waterloo, en Ontario.
L’itinérance mêle des phénomènes inextricables : dépendances, troubles psychiatriques, pauvreté et pénurie de logements. La crise sanitaire et l’augmentation du cout de la vie ont marqué un tournant et fait basculer une nouvelle population dans la rue, observe Tim Richter, président-directeur général de l’Alliance canadienne pour mettre fin à l’itinérance (ACMFI).
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Explosion de la précarité économique
En Alberta, à Medicine Hat, première ville du pays à avoir mis un terme à l’itinérance de longue durée en 2015, la mairesse Linnsie Clark constate ce changement de visage : «La majorité de ceux qui accèdent à nos services d’aide sont des personnes qui n’y ont jamais eu recours par le passé. On a aussi de plus en plus de problèmes de toxicomanie et de santé mentale.»
«La situation est complexe, les gens se débattent comme on n’a pas vu depuis longtemps», ajoute l’élue.
Même son de cloche du côté de St. Thomas, dans le sud-ouest de l’Ontario, l’une des deux municipalités canadiennes à avoir mis fin à l’itinérance des anciens combattants. «Ces derniers temps, on voit plus de gens qui ont un emploi, mais qui perdent leur logement parce qu’ils ne peuvent plus payer leur loyer», explique le maire Joe Preston.
Les municipalités tentent de mobiliser tous les outils à leur disposition pour venir à bout de la crise. Elles adoptent des stratégies de lutte contre l’itinérance. Elles déploient des équipes de travailleurs sociaux dans les rues, travaillent main dans la main avec des organismes communautaires ou ouvrent des centres d’hébergement d’urgence.
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Les plus exemplaires établissent des listes nominatives des personnes sans domicile fixe et misent sur l’approche dite du Logement d’abord. Des logements stables sont mis à disposition des itinérants qui bénéficient également d’un accompagnement social pour les aider à se reconstruire.
«Les Villes prennent le problème au sérieux, car elles sont en première ligne et en contact direct avec les inquiétudes de leur communauté», assure Laura Pin.
La gravité de la crise a forcé certains maires à outrepasser leur champ de compétence.
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Enchevêtrement de compétences
Sur papier, le gouvernement du Nouveau-Brunswick est responsable de l’aide aux sans-abris. Mais à Moncton, le conseil municipal a décidé d’offrir un local pour installer un centre d’accueil de jour. L’agglomération consacre par ailleurs plus de 7 millions de dollars dans son budget annuel aux politiques sociales liées à l’itinérance.
La situation est similaire en Saskatchewan. La compétence provinciale n’a pas empêché Saskatoon de s’activer sur le terrain. Les pompiers sont désormais formés pour orienter les sans-abris vers les services auxquels ils ont droit.
«Ça varie beaucoup d’une province à l’autre. Le gouvernement de l’Ontario a, par exemple, délégué sa compétence aux municipalités, détaille Laura Pin. Mais, globalement, il s’agit d’une responsabilité commune, avec certaines dimensions prises en charge par les provinces et d’autres par les municipalités.»
Les Villes ont beau redoubler d’efforts, «elles n’ont pas le pouvoir et la capacité financière de régler [le problème]», considère Tim Richter.
Car, pour mettre fin à l’itinérance, il faut s’attaquer aux questions de santé mentale et d’aide sociale, qui sont l’affaire des provinces, mais aussi résoudre l’équation du logement social, domaine qui relève d’Ottawa et des provinces.
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«Meilleure concertation»
Tim Richter juge ce «millefeuille» de responsabilités contreproductif. «La clé du succès, c’est une gestion coordonnée avec un leadeurship clair : les Villes doivent diriger la réponse sur le terrain, les gouvernements fédéral et provinciaux doivent leur apporter leur soutien», prône-t-il.
Les spécialistes et les élus interrogés soulignent tous cette nécessité d’améliorer la collaboration entre les différents ordres de gouvernement.
«Il nous faut une meilleure concertation entre notre travail et celui des ministères provinciaux pour éviter le dédoublement des programmes», insiste Hilary Gough à Saskatoon.
«On doit s’assoir ensemble à la table des négociations pour concevoir des solutions communes, déterminer les lacunes et les ressources existantes et, au bout du compte, faire des économies», abonde Linnsie Clark à Medicine Hat.
Reprendre la main sur l’aménagement du territoire
Les municipalités ont néanmoins d’autres cartes entre leurs mains. Elles peuvent par exemple revoir leurs règlements de zonage pour faciliter la construction d’immeubles d’habitation à loyer modéré.
«Traditionnellement, le zonage avait pour but de préserver les quartiers riches de tout type d’habitation qui n’était pas unifamiliale. Il s’agit d’un phénomène d’exclusion auquel il faut mettre fin», relève Carolyn Whitzman, professeure à l’Université d’Ottawa et membre du collectif de recherche sur le logement de l’Université de Colombie-Britannique.
Les maires peuvent également adopter des arrêtés municipaux interdisant les rénovictions. Cette pratique consiste à expulser le locataire d’un logement sous prétexte de rénovations à la suite desquelles le propriétaire impose une hausse de loyer.
Plusieurs agglomérations, à l’image de Toronto et de Hamilton en Ontario ou de New Westminster en Colombie-Britannique, se sont engouffrées dans la brèche.
Les règlements qui interdisent les rénovictions sont un «outil précieux» selon Laura Pin. «C’est rare qu’un locataire évincé soit en mesure de réintégrer son logement. Le risque est grand qu’il bascule dans l’exclusion et se retrouve à la rue», analyse-t-elle.
Les Villes ont en outre la possibilité de modifier leurs règles d’urbanisme pour faciliter l’installation de micromaisons de transition ou de campements gérés par des travailleurs sociaux.
Poids financier
Mais toutes ces initiatives coutent cher. En Ontario, un rapport du vérificateur général de la province montre que les municipalités ont augmenté leurs dépenses en matière de sans-abrisme et de logement de 59 % en moyenne entre 2020 et 2021.
Plutôt que d’augmenter les impôts fonciers pour accroitre leurs revenus, certaines Villes se tournent vers les autres ordres de gouvernement pour demander de l’aide. Une raison de plus d’améliorer la collaboration.
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La série Le Canada en villes propose un regard sur les succès et les défis des municipalités canadiennes.