Le gouvernement fédéral s’est penché sur la question des troubles alimentaires en 2014, puis à nouveau cette année sommairement dans un rapport sur la santé mentale des filles et des jeunes femmes. Force est de constater qu’entre 2014 et 2023, presque rien n’a changé dans l’offre de soins.
«Nous n’avons noté aucune augmentation des ressources», regrette Aryel Maharaj, coordinateur chargé des activités de vulgarisation et de sensibilisation au Centre national d’information sur les troubles de l’alimentation (NEDIC).
«Il y a un intérêt accru et plus de financement depuis la pandémie. Nous avons vu plus d’annonces de financement au cours des trois dernières années, mais il s’agit généralement de programmes pilotes de financement. Rien à long terme.»
Selon des calculs de l’Association des troubles alimentaires du Canada (ATAC), près d’un million de personnes au pays répondent aux critères correspondant à un diagnostic de troubles alimentaires. Ce sont les troubles mentaux qui causent le plus de décès.
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Manque de ressources
Shaleen Jones, directrice générale de l’organisme Eating Disorders Nova Scotia, déplore elle aussi le sous-financement chronique du système de santé.
«Les ressources sont dispersées et n’ont pas été adaptées à la gravité et à l’ampleur des besoins, dit-elle. Généralement, les ressources se concentrent dans les zones urbaines. Si vous vivez dans une grande ville et si vous avez de l’argent, vous avez beaucoup plus d’options que quelqu’un qui n’a pas de moyens financiers.»
Au Nouveau-Brunswick, à l’Île-du-Prince-Édouard et dans les territoires, il n’existe aucun programme financé publiquement qui est spécialisé dans les troubles de l’alimentation.
«Les patients très malades sont soit hospitalisés dans un lit de psychiatrie générale, ou alors la province paie leur transfert vers une autre province où il y a un lit de soins spécialisés», rapporte Aryel Maharaj.
Selon lui, dans l’ensemble du pays, il faut attendre entre 6 mois et 2 ans pour obtenir des soins publics contre les troubles de l’alimentation. «Dans tout le pays, des personnes sont mortes pendant qu’elles étaient sur la liste d’attente.»
Aryel Maharaj explique que l’attente allonge la durée nécessaire de traitement : «Si le cerveau n’est pas nourri, il est très difficile d’effectuer le travail de traitement psychologique. Plus le temps passe, plus il faut passer de temps [en traitement].»
À 12 ans, Kira McCarthy a développé ce qui sera plus tard diagnostiqué comme un autre trouble spécifié de l’alimentation et des conduites alimentaires (ATSACA). C’est à 40 ans qu’elle est allée chercher de l’aide pour la première fois.
Elle s’est d’abord tournée vers Sheena’s Place, un organisme torontois qui offre du soutien sans diagnostic aux personnes atteintes d’un trouble alimentaire. Quatre ans plus tard, après un rendez-vous chez le médecin, elle s’est retrouvée sur une liste d’attente de deux ans avant d’avoir droit à une évaluation de son état.
Frôler la mort pour être enfin pris en charge
D’après Kira McCarthy, les chiffres sur le pèse-personne et la quantité de calories consommées avaient plus d’importance pour les équipes médicales que ses comportements. «Sur papier, j’avais l’air en bonne santé. Je n’avais pas besoin d’aller aux urgences.»
«Les listes d’attente pour accéder à un programme public de traitement sont si longues que les patients se retrouvent aux urgences tellement ils sont malades», souligne April Elliott, pédiatre pour adolescents et accompagnatrice personnelle.
«Souvent, une personne est médicalement compromise, mais pas suffisamment pour être hospitalisée», affirme-t-elle.
Quant aux personnes admises, elles se voient généralement renvoyées de l’hôpital trop tôt, explique Aryel Maharaj. Faute de ressources, «les gens sortent de l’hôpital et n’ont pas le temps de résoudre quoi que ce soit.»
Sterling Renzoni l’a vécu plus d’une fois. Après une consultation chez son médecin de famille, il a été hospitalisé puis renvoyé chez lui.
«Après deux semaines, j’ai atteint le poids magique qu’ils considèrent comme suffisamment stable, mais mentalement, je n’étais pas assez bien pour prendre soin de moi en dehors de l’hôpital, raconte-t-il. J’ai eu mon congé de l’hôpital et j’ai été suivi aux soins ambulatoires [pendant un an].»
«Tout a bien commencé […], mais mon état a fini par se dégrader.»
Ce qui l’a mené à vivre le même cycle une deuxième fois : consultation aux urgences, admission à l’hôpital local, transfert vers un plus grand hôpital pédiatrique, obtention du congé de l’hôpital dès l’atteinte d’un certain poids pour poursuivre en clinique ambulatoire.
Sterling Renzoni estime que les soins qu’il a reçus étaient inadéquats : «Les soins ambulatoires n’ont pas fonctionné la première fois. Ça ne me convenait pas d’y retourner et d’essayer la même chose, mais c’était ma seule option.»
Agir de manière précoce
«La clé est d’intervenir hâtivement. Si l’on peut détecter la maladie dès l’apparition des symptômes, les chances de guérison précoce et de réduction de la douleur et de la souffrance augmentent considérablement», indique Shaleen Jones.
Pour April Elliott, «il faut plus de financement pour soutenir les personnes à divers stades de la maladie, comme des efforts pour réduire les listes d’attente, des groupes de soutien en personne et en virtuel».
«Nous savons tous que le traitement au sein de la communauté est bien plus responsable sur le plan financier que l’hospitalisation ou les programmes intensifs», ajoute-t-elle.
Aryel Maharaj relate que le virtuel, qui diminuait les séjours dans les hôpitaux, a permis d’aider plusieurs personnes pendant la pandémie.
Mais aujourd’hui, «plusieurs provinces» n’offrent plus ces services pour lutter contre les troubles de l’alimentation. «Imaginez les personnes qui avaient finalement accès à des services grâce à ça et qui soudainement n’y ont plus accès», se désole-t-il.