«Tu n’es pas insecure, tu le deviens», explique Laurence Arrighi, sociolinguiste et professeure à l’Université de Moncton.
Le discours sur le déclin du français nourrit l’insécurité linguistique selon Julie Boissonneault, professeure émérite à l’Université Laurentienne de Sudbury et chercheuse en résidence au Centre de recherche sur les francophonies canadiennes (CRCCF). «Les locuteurs, les francophones, ont l’impression qu’ils parlent mal ou qu’ils ne savent pas parler.»
«En contexte informel en milieu minoritaire, l’usage du franglais est tout à fait fonctionnel et est même nécessaire chez les jeunes par exemple, décrit Sandrine Hallion, professeure de linguistique à l’Université de Saint-Boniface, au Manitoba. Mélanger les langues c’est normal, c’est fonctionnel, dans le cadre où ça remplit une fonction de cohésion sociale».
Si le français arbore parfois des teintes d’anglais, cela ne change pas sa couleur principale. «Ce n’est pas parce que l’usage d’une langue se développe que cela se fait au détriment d’une autre», nuance Laurence Arrighi.
Sentiments de «frustration», voire de «rejet»
«Pour le francophone en milieu minoritaire, il va y avoir un sentiment de non-légitimité d’être francophone sous prétexte qu’on mélange les langues. On leur refuse une identité francophone, on les identifie à des anglophones», complète Sandrine Hallion.
La sociolinguiste cite un exemple que lui rapportent souvent ses étudiants. Quand ils se rendent en contexte majoritaire, comme au Québec, et parlent français, on leur répond en anglais.
Ce genre de situation peut créer un sentiment de «frustration», voire de «rejet», de «non-acceptation de soi», note la professeure.
«Ça leur dit : “Tu n’es pas francophone ou tu n’as pas un niveau de français qui, je pense, est assez bon pour que je te parle en français”. […] Ces formes de comportements délégitiment l’identité et les pratiques linguistiques des francophones en milieu minoritaire.»
Répondre dans la même langue
Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, l’artiste fransaskoise Alexis Normand évoque une anecdote où, lors d’un séjour à Québec, elle a commandé un café en français et on lui a répondu en anglais.
«Une chose qui me tape vraiment sur les nerfs, c’est quand j’adresse la parole à quelqu’un en français et qu’on me réponde en anglais», partage l’autrice-compositrice-interprète.
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Attention aux chiffres
Pourtant, les chiffres ne sont pas très engageants. Selon le dernier recensement de Statistique Canada, les francophones hors Québec représentaient 3,3 % de la population canadienne en 2021, alors qu’ils formaient 3,6 % de la population en 2016, soit un recul de 0,3 %.
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Le pourcentage baisse, mais la nombre de francophones augmente en raison de la croissance de la population, relativise Julie Boissonneault. «Il y a de plus en plus de francophones, de gens qui parlent français. Ils peuvent le parler comme langue première, comme l’une de leurs langues premières ou comme langue seconde.»
Aussi, ce n’est pas parce qu’une personne ne déclare pas parler français à la maison qu’elle ne le parle pas du tout.
«Souvent, les gens vont dire que les jeunes ou tel groupe ou telle personne parlent de plus en plus l’anglais. En effet, il y a peut-être des mots, des expressions qui se glissent dans la langue, mais on oublie de vérifier quel est le maintien de l’autre langue. […] On ne tient pas compte que le répertoire linguistique d’une personne peut comprendre plusieurs langues», explique la chercheuse.
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«Ça fait que, donc, alors, en tous cas, so, anyway, like.»
Julie Boissonneault a analysé et comparé l’utilisation de ces marqueurs langagiers chez des francophones du nord-est de l’Ontario, entre 1970 et 2020.
«Depuis plus de 50 ans, les chercheurs, surtout les linguistes, s’intéressent à ces marqueurs pour savoir lesquels on choisit, quel usage on en fait», a amorcé la chercheuse lors de la présentation de ses travaux le 5 avril dernier.
L’objectif de cette recherche était de vérifier le maintien ou la perte de certains de ces marqueurs dans le parler de ces Franco-Ontariens. «Tous les marqueurs de langue anglaise sont en croissance, mais ceux de langue française se portent bien», a-t-elle résumé à l’issue de la rencontre.
«À partir de 2005 jusqu’en 2015, on confirme la variation intergénérationnelle de so qui se produit les jeunes […] On va remarquer que “ça fait que” est en train de s’étioler au profit de so qui prend de la croissance», a détaillé Julie Boissonneault. Mais le marqueur «donc» revient aussi en force.
Like est également plus utilisé chez les plus jeunes générations.
«Les marqueurs français se maintiennent davantage chez ceux qui sont scolarisés en français et ceux qui habitent dans les communautés francomajoritaires», a toutefois nuancé l’universitaire.
Un déclin à nuancer
Pour Sandrine Haillon, si la notion de «déclin» du français peut être légitime, ce terme, dépréciatif, renvoie également au «spectre permanent de la disparition qui pèse sur le Canada» et participe à une vision négative de la francophonie.
Quant au fait que le français aurait perdu en qualité — une autre façon d’envisager le «déclin» — Laurence Arrighi y croit peu. «En Acadie, comme ailleurs, à partir des années 70, il y a eu une augmentation de la scolarisation générale. On voit pas mal comment. L’éducation ne cessant d’augmenter […] le français perdrait en qualité.»
Bilinguisme et assimilation
Pour Sandrine Hallion, le bilinguisme ne doit pas forcément être déprécié. «C’est simplement le fait d’une certaine réalité. […] Les francophones sont bilingues. Est-ce que si on se définit davantage comme bilingue que comme francophone, c’est le signe de déclin? Je ne crois pas», tranche la spécialiste.
«On a toujours cette idée que l’anglais c’est l’ennemi, ça, c’est très enraciné dans l’imaginaire linguistique», ajoute la sociolinguiste.
Or, d’après elle, «il y a d’autres moyens de rester francophone et de pratiquer la langue que de faire peser la culpabilité sur le francophone qui devrait utiliser la langue française, qui devrait ne pas mélanger.»
Gare aussi aux conclusions trop hâtives. «Faire un lien direct entre la perte d’une identité francophone pour une identité bilingue et y voir un signe inéluctable d’assimilation, je crois qu’il faut être prudent par rapport à ça», souligne Sandrine Hallion.
Identités francophones
Et si le déclin ne se trouvait pas nécessairement dans la langue? Pour Sandrine Hallion, la question du déclin se situe davantage du côté de la transmission de la langue aux générations futures, plutôt que dans le jugement de sa qualité ou du degré de présence de l’anglais.
«On a toutes sortes de pratiques de la langue. Rien n’empêche qu’au niveau identitaire, on est francophone même si on pratique moins notre langue au quotidien, il y a d’autres facteurs qui font qu’on se considère comme francophones.»
L’utilisation d’un idiome dépend en outre du contexte, autant professionnel que personnel. «Les situations sont multiples. La langue s’adapte à nos situations et pas l’inverse, analyse Sandrine Hallion. Si on n’a pas besoin d’un français standard dans notre vie quotidienne, on va parler un français plus informel, qui nous est utile, qui est fonctionnel.» Un français bien vivant, pas encore disparu.