Dans l’esprit de réconciliation et par respect pour les peuples autochtones, le présent texte privilégie les formes étymologiques un Inuk pour indiquer le singulier et des Inuit pour indiquer le pluriel.
Le 11 juin 1922, Robert Flaherty présente en première son film Nanook of the North au Capitol Centre de New York. Pendant 80 minutes, le spectateur côtoie «Nanook l’ours», un Inuk «gentil, brave et simple», comme on le présente dans l’introduction du film muet.
Nanook vit avec sa femme Nyla «la souriante» et leurs enfants. Il visite le poste de traite où il découvre le gramophone, mène une longue, ardue et dangereuse chasse au morse, et construit un iglou.
«C’est la précarité de l’existence de ces Premiers Peuples, leur lutte constante pour survivre dans cet environnement des plus rudes qui est le moteur du récit» [trad.], décrivait la professeure Shari Huhndorf de UC Berkeley dans un article publié en 2000.
Aux yeux de nombreux chercheurs, Nanook est effectivement un récit, une fiction dans un cadre réaliste. Ce qui n’a pas empêché le public de recevoir ce film comme un documentaire ethnographique — un concept tout nouveau à l’époque. Il a ainsi contribué à ancrer bien des stéréotypes.
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Ancré en 1922 ou non?
Pour plusieurs universitaires, Nanook of the North est une «supercherie» se situant «entre le documentaire ethnographique et la caricature burlesque[i]» — comme lorsque toute la famille de Nanook débarque d’un seul et même kayak ou que le protagoniste tente de mordre dans un disque.
[i] Y aurait-il eu une école, avant? Bibliothèque et Archives Canada date certaines photos à 1890, mais le Centre national pour la vérité et la réconciliation ne mentionne pas de prédécesseur.

La chercheuse postdoctorale Isabella Huberman de l’Université du Manitoba.
«Flaherty ne représente pas les Inuit de 1922», croit Isabella Huberman, chercheuse postdoctorale associée à l’Université du Manitoba qui s’intéresse aux littératures et aux cinémas autochtones. «Il représente les Inuit d’une période antérieure [à la sienne]. C’est un choix délibéré de sa part de créer une sorte de machine à voyager dans le temps.»
Shaomik Inukpuk, qui habite à Inukjuak, où le film a été tourné, voit plutôt en Nanook une capsule temporelle contenant des traditions ancestrales et les paysages de l’Inukjuak de 1922. Il rappelle le mode de vie nomade qui dominait encore au moment du tournage.
Les compagnies Revillon Frères et la Baie d’Hudson venaient à peine d’établir des postes à Port Harrison (Inukjuak), au 58e parallèle. C’est plus tard qu’un établissement permanent a pris forme, précise le membre du comité organisateur du centenaire de Nanook of the North.

«Je suis arrivé dans cette communauté quand j’avais quatre ans et demi.Mes parents étaient nomades et je devais aller à l’école. J’ai dû laisser mes parents.» C’était au début des années 1960.
L’école de jour fédérale à l’intention des Autochtones de Port Harrison a été construite en 1949[i] et est devenue un pensionnat en 1961. Alors, «ils ont commencé à construire des établissements, poursuit-il. Les [Inuit] étaient en processus d’assimilation, mené par le gouvernement», poursuit le résident d’Inukjuak.
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L’affiche du film Nanook of the North, réalisé par Robert Flaherty en 1922.

En salle cette semaine : Nanook of the North, «qui démontre que les explorateurs peuvent faire du cinéma un revenu d’appoint».

Le 12 novembre 1922, le New York Herald Sun publie une critique positive de Nanook of the North.
Un film, deux lectures opposées
«Ce film-là veut dire quelque chose de différent pour [les Inuit] que pour les auditoires blancs ou n’importe quel autre auditoire», observe Genevieve Yue, professeure associée à la New School de New York. «Pour eux, c’est une des premières images animées encore existantes de cette communauté, ce sont aussi des membres de leurs familles.»
Dans sa thèse de doctorat, Karine Bertrand, aujourd’hui professeure à la Queen’s University à Kingston en Ontario, en venait à une conclusion semblable : «L’interprétation du film par les Inuit et sa réception chez les non-Autochtones diffèrent de façon significative, les premiers visionnant avec humour et curiosité des scènes qui, à première vue, pourraient paraitre condescendantes.»

La professeure Genevieve Yue de la New School de New York.
Genevieve Yue fait valoir que si Robert Flaherty a scénarisé un film «pour aider le film à atteindre l’auditoire», des contemporains ont mis de l’avant d’«épouvantables pratiques», comme un explorateur qui a amené des Inuit à un musée américain d’histoire naturelle. «Flaherty a fait un travail bien différent, comparativement à quelqu’un qui amène des personnes dans une exposition — un zoo humain, au fond…»
Elle reconnait toutefois les imperfections de Nanook of the North. «Clairement, il y a beaucoup de problèmes, surtout quand on le regarde avec notre point de vue contemporain, autour de la race, de la représentation», résume la professeure Yue. Mais malgré ses défauts, il demeure aux origines du genre du film ethnographique.

Robert Flaherty en 1934. Flaherty a pris plus de 1500 photos chez les Inuit de 1908 à 1924.
3 raisons de visionner Nanook of the North
- De magnifiques images
«Je suis toujours frappée par la beauté des prises de vue, des paysages. Dans sa progression, le film devient plus contemplatif», remarque Genevieve Yue.
- Premier «documentaire»
«Ça montre aux gens le mode de vie nomade de l’époque, fait valoir Shaomik Inukpuk. Il est très informatif. Tous les gens qui font des documentaires aujourd’hui disent que [Nanook of the North] est le premier documentaire.»
- Représentation de l’Autre
«C’est un outil pour voir comment les cinéastes blancs d’une certaine époque ont choisi de représenter les peuples autochtones», évalue Isabella Huberman.
«Représenter l’Autre : c’est un problème qui ne s’effacera jamais. Mais je ne crois pas qu’on devrait cesser d’essayer», plaide pour sa part Genevieve Yue.
Se réapproprier Nanook
La chercheuse postdoctorale Isabella Huberman salue la réappropriation culturelle qui se dessine aujourd’hui autour de l’œuvre.
Par exemple, l’artiste et interprète Tanya Tagaq, originaire d’Ikaluktutiak, au Nunavut, a composé une nouvelle bande sonore pour Nanook en 2013-2014. «Quand elle était à l’école, Tanya Tagaq a été obligée de voir le film de Flaherty, relate Isabella Huberman. Elle a ressenti un grand malaise.»
Pour la chercheuse, la mise en musique par Tanya Tagaq et la tournée pancanadienne qui a suivi représente un moment clé dans l’histoire du film. D’autant plus que les bandes sonores contribuent à la caricature, comme le laisse entendre un Inukjuamiuq (habitant d’Inukjuak) dans un court film préparé pour le centenaire de Nanook of the North.
«C’était un geste de souveraineté culturelle, croit Isabella Huberman. Elle a repris le matériel et l’a resignifié. C’est très puissant ce qu’elle a fait.»

Le chasseur et comédien Allakariallak et l’enfant qui joue le fils de Nanook captés par Robert Flaherty.
Un centenaire souligné
Le débat qui entoure Nanook of the North n’a pas empêché Inukjuak de célébrer le centenaire de son résident le plus célèbre. Le festival attire des musiciens et artisans du Groenland et du Nunavut. «Des gens [ont montré] le mode de vie traditionnel des Inuit pour que ce soit éducatif», précise Shaomik Inukpuk.
L’organisme The Flaherty, qui encourage l’échange et l’introspection chez les cinéastes et les universitaires, et dont Genevieve Yue est administratrice, soulignera aussi l’anniversaire du film en publiant un recueil sur l’héritage complexe de Nanook et en menant un projet archivistique.
La professeure new-yorkaise invite à se poser la question : «À qui appartient le film? Qui réclame ce film? Flaherty? Les Inuit? Les descendants des acteurs? Qui peut dire comment un film peut être compris? J’aime cette question parce qu’on ne peut pas y répondre», conclut-elle.