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Le 10 avril dernier, l’agence de presse britannique Reuters avançait que des centaines de partenariats entre la Russie et les instituts scientifiques occidentaux ont été interrompus ou tout simplement annulés en raison des récents événements géopolitiques.
Depuis l’invasion russe en Ukraine, le 24 février, les principaux instituts de l’Arctique, dont le Conseil de l’Arctique, ont annoncé une suspension des liens diplomatiques avec leurs homologues russes.

Gary Wilson
Cette prise de position a créé un important effet domino dans les instituts de recherche arctique des quatre coins du monde. «C’est désastreux», estime Gary Wilson, professeur et coordonnateur du programme de recherche en études nordiques à l’Université du nord de la Colombie-Britannique.
«Si nous travaillons sur des projets ou à travers des réseaux qui impliquent des chercheurs russes, nous devons tout simplement dire qu’ils ne sont plus impliqués. Nous ne pouvons ni les contacter ni nous associer à eux, et ces derniers ne peuvent plus postuler pour des bourses. C’est du jamais vu», poursuit celui qui est aussi engagé au sein de l’Université de l’Arctique. Ce réseau d’universités, de collèges et d’instituts de recherche a annoncé le 4 avril que la collaboration avec la Russie était suspendue.
Le Canada ou l’Alaska au lieu de la Sibérie
Markku Heikkilä, directeur des communications scientifiques du Centre de recherche pour l’Arctique de l’Université de Laponie en Finlande, s’inquiète pour les travaux de ses collègues.
«Plusieurs excursions dans la péninsule de Yamal [au nord-ouest de la Sibérie], pour de la recherche déterminante sur le changement climatique et la biodiversité, ont dû être modifiées pour être conduites ailleurs», déplore-t-il.
Fabrice Calmels, de la Chaire de recherche sur le pergélisol et les géosciences, au Centre de recherche de l’Université du Yukon, fait le même constat. Il avance que des chercheurs européens (Allemands et Français) ont dû rediriger leurs travaux vers l’Alaska plutôt que la Sibérie à la lumière des évènements actuels.

Fabrice Chalmel et Markku Heikkilä
Heureusement, l’invasion russe en Ukraine n’a pas eu de conséquences pour les travaux de l’équipe yukonaise, qui a des contacts plus étroits avec d’autres partenaires de recherche basés dans les pays scandinaves.
Hugues Lantuit, directeur du groupe de recherche sur l’érosion côtière arctique à l’Institut Alfred-Wegener pour la recherche polaire et marine, situé en Allemagne, croit aussi que plusieurs efforts de recherche sur le pergélisol se tourneront vers d’autres sites, comme le nord du Canada ou l’Alaska, pour mener des travaux sur le terrain.
Il note que les explorations en Russie s’étaient compliquées depuis quelques années. Une de ses collègues, Julia Boike, a dû annuler une expédition en lien avec la recherche sur le pergélisol prévue cet été dans le delta de la Léna, en Sibérie. Son équipe envisage plutôt d’effectuer la recherche dans l’ouest du Groenland.
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Horizon 2020 compromis
Le 4 mars dernier, la Commission européenne annonçait la suspension des relations avec les entités russes pour ses projets Horizon 2020 et Horizon Europe, principaux programmes de recherche et d’innovation financés par l’Union européenne.
«La coopération de l’Union européenne en matière de recherche repose sur le respect des libertés et des droits qui sous-tendent l’excellence et l’innovation. L’odieuse agression militaire de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine est une attaque contre ces mêmes valeurs, précisait par communiqué Margrethe Vestager, porte-parole de la Commission. Il est donc temps de mettre un terme à notre coopération scientifique avec la Russie.»
Ce gel des relations a des conséquences importantes, puisque 78 organisations russes participent aux 86 programmes de recherche encore en cours de l’organisation. C’est le cas du projet CHARTER, chapeauté par le Centre de recherche arctique de l’Université de Laponie, qui se penche sur l’évolution de la biodiversité dans la zone arctique.
«Le projet entier est basé sur la coopération en matière de recherche», se désole Markku Heikkilä. Les scientifiques travaillant à ce projet – dont le financement s’élève à près de 7 millions $ – devront trouver des solutions de rechange pour leur collecte de données initialement prévue dans les péninsules de Kola et de Chukotka, en Russie.
Retards en recherche
Pour Gary Wilson, l’incapacité de mener à bien la recherche scientifique pourrait avoir des effets dévastateurs, notamment sur des sujets comme le changement climatique ou l’étude des peuples autochtones.
«Nous ne pouvons pas comprendre l’Arctique si nous ne comprenons pas la Russie, lance-t-il. C’est au cœur de notre compréhension de la région.»

Christopher Burn et Hughes Lantuit.
C’est particulièrement le cas pour la recherche sur le pergélisol, selon Hugues Lantuit. «Plus de la moitié du pergélisol se situe en Russie. De surcroit, il n’y a aucun endroit au monde où le pergélisol y est plus profond», souligne-t-il.
Selon le président de l’Association internationale du pergélisol, Christopher Burn, la guerre en Ukraine a déjà des effets majeurs : «Cela a contribué à faire monter les prix des recherches sur le terrain à des niveaux que nous n’avions pas anticipés. Cela affectera à long terme la coopération entre les scientifiques russes et occidentaux.»
Il ajoute que la priorité mondiale n’est plus le changement climatique, mais la fin des hostilités.
Gary Wilson croit tout de même qu’il fallait suspendre les liens avec la Russie, même si cela compromet la recherche. «Je sais que mes collègues ne contactent plus les chercheurs russes puisqu’ils ne veulent pas les mettre en danger. C’est ce niveau de paranoïa actuellement. C’est vraiment apeurant», ajoute-t-il.
Le retour à la normale est difficilement envisageable selon les chercheurs. «Une fois les hostilités abandonnées ou arrêtées, pourrons-nous simplement appuyer sur le bouton “réinitialiser” et revenir là où nous en étions?», se questionne Gary Wilson, peu convaincu.
Selon lui, les contacts entre les scientifiques se rétabliront peut-être plus rapidement, mais ceux entre les institutions tarderont à se réchauffer. Si la confiance entre les gouvernements est ébranlée, la confiance à l’égard des données partagées le sera aussi.