le Vendredi 4 octobre 2024
le Jeudi 17 juin 2021 14:03 Société

Travailleurs étrangers temporaires : «Le Canada devrait avoir honte»

Pourquoi faire confiance à Francopresse.
Tracy Glynn, chercheuse à l’Université Saint-Thomas au Nouveau-Brunswick, est l’une des auteures du rapport «En sécurité au travail, en danger à la maison». — Courtoisie
Tracy Glynn, chercheuse à l’Université Saint-Thomas au Nouveau-Brunswick, est l’une des auteures du rapport «En sécurité au travail, en danger à la maison».
Courtoisie
IJL LA VOIX ACADIENNE – Une étude menée par l’Institut Cooper avec les universités Dalhousie en Nouvelle-Écosse et Saint-Thomas au Nouveau-Brunswick révèle les mauvaises conditions de vie des travailleurs étrangers temporaires dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie du poisson à l’Île-du-Prince-Édouard. Le mal-logement est l’une des plus problématiques majeures selon le rapport.
Travailleurs étrangers temporaires : «Le Canada devrait avoir honte»
00:00 00:00

«La pandémie aggrave les conditions de vie des travailleurs étrangers temporaires. En dehors des lieux de travail, on ne les protège pas comme on devrait, ils ont peur», regrette Tracy Glynn. 

La chercheuse à l’Université Saint-Thomas au Nouveau-Brunswick est l’une des auteures du rapport En sécurité au travail, en danger à la maison, publié le 1er juin.

Avec quatre confrères de l’Institut Cooper et des universités Dalhousie (Nouvelle-Écosse) et Saint-Thomas, elle a interrogé quinze travailleurs étrangers temporaires venus à l’Î.-P.-É. l’été dernier, pour prêter mainforte dans le secteur agricole, mais aussi dans les usines de transformation de poisson. Avec un objectif : savoir s’ils étaient suffisamment protégés contre la COVID-19.

70 personnes dans une maison

Aux yeux de Tracy Glynn, le plus gros problème, c’est le mal-logement. «La situation existait déjà avant la COVID-19, mais c’est d’autant plus préoccupant à l’heure où la distanciation physique est imposée par les protocoles de santé publique.»

L’universitaire cite en exemple le cas de 70 personnes, qui vivent dans une seule bâtisse. Ou cette autre situation, avec 17 travailleurs qui habitent une maison unifamiliale, avec une seule pièce remplie de lits superposés.

En moyenne, je dirais qu’une douzaine d’individus partagent une salle de bain ou une cuisine.

— Tracy Glynn, chercheuse à l’Université Saint-Thomas et l'une des auteures du rapport

Le rapport révèle qu’en 2020, le ministère de la Santé et du Mieux-être de l’Île-du-Prince-Édouard a effectué 64 inspections de logements. Dans la moitié des cas, de nombreux manquements ont été identifiés. Détecteurs de fumée et extincteurs manquants ou endommagés, mobilier abimé, dommages aux fenêtres, aux murs et aux plafonds, manque de lits et d’équipements dans les toilettes et les cuisines, présence de rats, la liste est longue. 

«Les autorités ne procèdent pourtant qu’à une seule inspection avant que les travailleurs arrivent», observe Tracy Glynn. Et d’ajouter : «Ils devraient contrôler sur une base régulière, avec une seconde inspection obligatoire à la mi-saison».

Frais illégaux à la charge des travailleurs

Pire, seules les habitations dans lesquelles vivent les travailleurs agricoles sont vérifiées. Car elles sont fournies par les employeurs en vertu d’une obligation fédérale. Ceux qui travaillent dans les usines de transformation de poisson doivent se débrouiller seuls et louer leur propre logement à des prix «très élevés». 

«Il y a des abus de la part de certains propriétaires, le gouvernement devrait enquêter davantage sur ce qui se passe», affirme Tracy Glynn.

D’après le rapport, certains travailleurs ont aussi dû payer leurs équipements de protection individuelle (gants, vêtements), leurs déplacements, leur permis de travail et leurs examens médicaux. 

Ils doivent parfois s’acquitter de frais de recrutement illégaux à des consultants qui profitent de leur vulnérabilité.

— Tracy Glynn

«Ils doivent parfois s’acquitter de frais de recrutement illégaux à des consultants qui profitent de leur vulnérabilité», complète Tracy Glynn. 

Alors que la province couvre le cout des quatorze jours de quarantaine à l’hôtel, deux travailleurs interrogés ont dû payer leur trajet de cinq heures en taxi de l’aéroport d’Halifax à l’Ile.

La peur d’être expulsés   

L’étude met par ailleurs en évidence d’autres pratiques jugées «sans scrupules» comme la rétention de contrats ou de passeports (c’est le cas de deux individus questionnés). 

Le Canada devrait avoir honte, il faut arrêter de traiter ces hommes et ces femmes comme des produits jetables.

— Tracy Glynn

Ces abus sont difficiles à dénoncer. Les travailleurs n’osent souvent pas porter plainte de peur d’être renvoyés et déportés dans leur pays d’origine.

L’universitaire a tenté d’obtenir du gouvernement provincial le nombre de plaintes déposées. «Ils ne collectent pas cette information, j’ai même dû leur donner une liste d’employeurs susceptibles de recourir à de la main-d’œuvre étrangère», s’agace Tracy Glynn. Elle aimerait que soit mise sur pied une procédure avec un tiers qui représente le travailleur et dépose plainte en son nom.

Afin de mieux protéger cette main-d’œuvre vulnérable, les chercheuses formulent quinze recommandations. Elles appellent en priorité à leur donner le statut de résident permanent, une carte de santé de l’Ile et la garantie qu’ils ont pleinement accès aux prestations d’assurance-emploi. 

Ça n’a pas de sens de les traiter comme des temporaires, dans la réalité ils ne le sont pas du tout, ils reviennent année après année pour produire la nourriture que l’on mange. Ils cotisent au régime de pension canadien et au chômage sans y avoir droit, c’est aberrant.

— Tracy Glynn

Les auteures du rapport demandent enfin de supprimer les permis exclusifs qui lient ces travailleurs à un seul employeur et réclament qu’ils puissent être syndiqués.

Marine Ernoult

Journaliste

Adresse électronique: