Le 7 septembre 2004 débutait à Ottawa les audiences publiques de la Commission d’enquête sur le Programme de commandites et les activités publicitaires, mieux connue sous le nom (heureusement abrégé) de Commission Gomery.
L’enquête publique, sous la présidence de John Gomery, juge à la Cour supérieure du Québec, avait été instaurée afin de faire la lumière sur ce qu’on a appelé le «scandale des commandites».
Dans son rapport, le juge Gomery décrivait le résultat de son enquête comme «une chronique déprimante des multiples carences constatées dans la planification déficiente d’un programme gouvernemental», révélant «une histoire de cupidité, de vénalité, d’inconduite au sein du gouvernement et d’agences de publicité», qui a entrainé un gaspillage de fonds «aux dépens des contribuables canadiens dont la colère et l’outrage sont légitimes».
Un bien triste constat pour un État de droit.
La fin justifie les moyens?
La genèse du Programme des commandites remonte au lendemain du deuxième référendum sur la souveraineté du Québec, tenu le 30 octobre 1995, lors duquel le «non» l’avait emporté de justesse.
À Ottawa, on craint qu’un autre référendum ne s’organise dans un avenir rapproché. Pour essayer de faire contrepoids à la montée nationaliste, le gouvernement fédéral libéral de Jean Chrétien s’active à trouver un moyen de promouvoir au Québec l’appartenance au Canada.
La solution mise de l’avant prend la forme du Programme de commandites, qui est mis en place au printemps 1996.
Ce programme devait officiellement servir surtout à «commanditer» des évènements culturels, sportifs et communautaires au Québec, c’est-à-dire à y faire paraitre de la publicité pour promouvoir le fédéralisme.
Les fonds pour payer ces contrats de commandite étaient versés par l’intermédiaire d’agences de publicité et de markéting privées. Beaucoup de fonds.
Il aura fallu un peu plus de trois ans et demi pour que le scandale éclate au grand jour. Le 31 décembre 1999, deux journalistes du Globe and Mail, Daniel LeBlanc et Campbell Clark, dévoilent les malversations du programme.
Au cours des trois mois suivants, ces journalistes publient des dizaines d’articles sur ce dossier. On y apprend par exemple qu’une des agences bénéficiaires, Groupaction, avait reçu trois contrats totalisant plus de 550 000 dollars pour produire trois rapports distincts. Or, les rapports remis aux journalistes étaient identiques.
Après d’autres révélations provenant de la couverture médiatique du dossier, le gouvernement fédéral, en mars 2002, demande à la vérificatrice générale, Sheila Fraser, d’enquêter sur les contrats octroyés à Groupaction.
Deux mois seulement suffisent à la vérificatrice générale pour remettre son rapport. Sheila Fraser a décelé de sérieux problèmes dans toutes les étapes de la gestion du Programme des commandites.
La situation est grave au point où elle transmet le tout à la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Elle décide également d’entreprendre une enquête plus large et plus exhaustive sur cette affaire.
En novembre 2003, la vérificatrice générale produit son rapport annuel, consacré en bonne partie au Programme de commandites, et ce n’est pas glorieux. Elle qualifie de «troublant» ce qu’elle a constaté.
Sheila Fraser soulève un «non-respect généralisé» des règles dans l’octroi des contrats. Quant aux règles pour la sélection des agences, la gestion des contrats et autres, elles ont été, selon elle, «ignorées ou violées», incluant par des fonctionnaires.
Le programme a drainé 250 millions de dollars des coffres de l’État, dont 100 millions en honoraires et commissions versées aux agences.
Mais le rapport ne sera rendu public qu’en février 2004, car le premier ministre Jean Chrétien avait prorogé le Parlement le 12 novembre, alors qu’il s’apprêtait à laisser sa place à Paul Martin. Celui-ci est élu chef le 15 du même mois par environ 90 % des délégués libéraux réunis au congrès de direction du Parti libéral. Sheila Copps était la seule autre candidate en lice.
Assermenté le 12 décembre 2003, le nouveau premier ministre Paul Martin convoque son cabinet. La première décision du nouveau gouvernement sera d’abolir le Programme des commandites.
Entretemps, en septembre 2003, les premières accusations découlant de l’enquête de la GRC sur le Programme des commandites étaient tombées. En fin de compte, plusieurs individus écoperont de peine de prison, dont Jean Brault, président de l’agence Groupaction, mais aussi Paul Coffin, président de Coffin Communication, Charles Guité, le fonctionnaire responsable du programme, et plusieurs autres.
Une commission, un rapport, une chute
Le 19 février 2004, Paul Martin annonçait la création de la Commission Gomery. Durant neuf mois, de septembre 2004 à juin 2005, fonctionnaires, dirigeants d’agences de publicité et politiciens comparaitront lors des audiences télévisées qui parfois prendront des airs de roman-feuilleton.
Qui ne se souvient pas du témoignage de Jean Chrétien? C’était la première fois depuis John A. Macdonald (scandale du Pacifique) qu’un premier ministre canadien comparaissait lors d’une enquête publique.
Pour répliquer au juge Gomery qui, lors d’une interview, avait qualifié de «petite politique de village» le fait que des balles de golf avaient été «commanditées» et portait un drapeau canadien, Jean Chrétien, fidèle à son style, avait sorti une balle de golf «commanditée» par la firme d’avocats Ogilvy Renaud, où travaillait l’ancien premier ministre conservateur Brian Mulroney et… la fille du juge Gomery.
Mais le magistrat aura le dernier mot. Le scandale est encore pire que l’on pensait.
Dans son premier rapport rendu public en novembre 2005, la Commission d’enquête dévoile au grand jour un stratagème de retour d’ascenseur : les agences qui recevaient des fonds publics pour organiser les contrats de commandite détournaient une partie des sommes dans les coffres du Parti libéral du Canada.
Le rapport révèle que plusieurs hauts responsables de l’aile québécoise de la formation politique avaient bénéficié de ces pots-de-vin.
L’ex-premier ministre Jean Chrétien lui-même, ainsi que son ancien chef de cabinet, Jean Pelletier, sont blâmés pour leur implication dans la sélection des agences et des évènements commandités. Mais ils ne feront pas face à des accusations.
Quant à Paul Martin, le juge Gomery l’exonère de tout blâme. Mais le mal politique est fait.
Paul Martin avait déclenché des élections plus tôt dans l’année et avait réussi à faire élire un gouvernement minoritaire. À la suite du rapport Gomery, les partis d’opposition font tomber le gouvernement moins d’un mois plus tard.
En janvier 2006, les conservateurs de Stephen Harper sont élus. Les libéraux sont chassés du pouvoir pendant près de 15 ans…