L’attente peut atteindre neuf ans, comme c’est le cas en Nouvelle-Écosse. Cette province a un siège vacant depuis 2013 et depuis le départ de l’Acadien Gérald Comeau, la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE) espère une continuité.
L’organisme appelait ainsi le gouvernement Trudeau en 2018 : «Nous espérons […] que le premier ministre respectera cette tradition et qu’il procèdera sous peu à la nomination d’un représentant acadien au Sénat, qui connait notre réalité et nos besoins comme communauté de langue officielle en situation minoritaire.»
Des appels similaires ont été lancés au gouvernement Trudeau du côté des communautés francophones de l’Alberta, du Nouveau-Brunswick et de la Saskatchewan.
François Rocher, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, analyse qu’«il n’y a jamais vraiment d’urgence, ce n’est pas la première fois qu’un premier ministre tarde à faire des nominations. Le contexte a changé, car maintenant les sénateurs ne sont plus liés aux partis politiques. Les nominations visent des sénateurs indépendants. Ça expliquerait en partie pourquoi M. Trudeau tarde à remplir les postes vacants».
Le politologue avance aussi que le gouvernement Trudeau a certainement «d’autres préoccupations» vu le contexte encore présent de la pandémie. «Mais ça n’enlève en rien l’importance du dossier», explique-t-il.
Des anglophones sensibles à la francophonie
La Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB) a elle aussi appelé l’été dernier à la nomination d’un ou d’une francophone du nord de la province, quelques jours après la nomination d’un anglophone, Jim Quinn.
Le directeur de la SANB, Alexandre Cédric Doucet, assure que ce dernier maitrise le français et qu’il est «sensible à la cause linguistique». Il se serait néanmoins attendu à ce qu’une personne acadienne soit élue.
Même son de cloche du côté de l’Alberta. Isabelle Laurin, directrice de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA), explique : «Nous n’avons pas de représentation par une personne dont la langue maternelle est le français, mais il y a la sénatrice Paula Simons, qui parle très bien le français et qu’on a rencontrée à plusieurs reprises depuis sa nomination [en 2018].»
Elle assure que la communauté franco-albertaine a reçu «un très grand appui de Mme Simons, notamment dans le dossier du Campus Saint-Jean, sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles… En revanche, il est vrai qu’avoir quelqu’un de notre communauté aiderait beaucoup».
Dans l’Ouest, la seule personne au Sénat issue de la communauté francophone est la Franco-Manitobaine Raymonde Gagné, nommée en 2016.
Isabelle Laurin note qu’«à un moment donné, les charges de travail sont énormes pour une seule personne».
«Une forme d’invisibilisation»
Dans la province voisine, Denis Simard, président de l’Assemblée communautaire fransaskoise (ACF), rappelle qu’un des sièges de la Saskatchewan au Sénat est toujours vacant.
Il souligne que le Comité consultatif indépendant sur les nominations au Sénat ne siège pas pour l’instant et que tant qu’il ne sera mis sur pied par le premier ministre, les nominations tarderont. «On sait que ce comité n’est pas [au complet] présentement. Ce processus doit se faire avant l’analyse des candidatures soumises à ce comité», rappelle-t-il.
Et si la personne choisie est anglophone? «Dans ce cas, on s’assure de la conscientiser à la réalité fransaskoise, mais ça ne peut pas remplacer quelqu’un qui sort de notre communauté et qui comprend cette réalité», nuance Denis Simard.
Pour le professeur François Rocher, le manque de représentation francophone au Sénat a «un poids symbolique important. C’est une forme d’invisibilisation d’une réalité canadienne».
«Le fait qu’il y ait si peu de sénateurs francophones, notamment [dans l’Ouest] à partir du Manitoba, ça fait reposer la responsabilité de ce dossier sur les épaules d’une seule personne [la sénatrice Raymonde Gagné]», souligne François Rocher.
Une autre vision de la diversité linguistique
Selon le politologue, l’une des dernières nominations au Sénat pour l’Alberta est «particulièrement révélatrice» de la dynamique politique de Justin Trudeau : celle de Patti LaBoucane-Benson.
Le premier ministre n’a pas nommé une personne francophone, mais quelqu’un issu de la communauté métisse.
«La diversité s’est transformée au cours des quinze dernières années. Auparavant, on s’assurait d’un certain équilibre pour refléter aussi la diversité linguistique», explique François Rocher.
Pour François Rocher, c’est pourquoi «la grille d’analyse s’est déplacée. Ce ne sont plus des rapports entre la majorité anglophone et la majorité francophone, mais plutôt entre la majorité d’“eurodescendants” vis-à-vis des autres minorités».
Selon son analyse, les Canadiens d’expression française sont ainsi perçus comme appartenant «à la majorité “eurodescendante”» et ont perdu leur statut minoritaire dans cette façon de voir les choses.
François Rocher poursuit : «Un élément révélateur de cela, c’est la manière dont les critiques ont été interprétées à la suite de la nomination de [la gouverneure générale du Canada] Mary Simon. Ceux qui regrettaient qu’elle ne parle pas français se sont fait dire que soulever cet enjeu était une marque de racisme parce que la minorité d’expression française est considérée comme partie prenante de la majorité. On ne considère plus la langue comme un vecteur de minorisation de certaines communautés.»