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le Vendredi 4 Décembre 2020 11:28 Politique

Les enjeux féminins ont-ils changé depuis 1970?

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Le 7 décembre 1970, la Commission Bird dépose son rapport. Le document de 540 pages a été largement distribué afin de circuler et d’être lu par le plus grand nombre. — Capture d’écran – Rapport Bird
Le 7 décembre 1970, la Commission Bird dépose son rapport. Le document de 540 pages a été largement distribué afin de circuler et d’être lu par le plus grand nombre.
Capture d’écran – Rapport Bird
FRANCOPRESSE – En 1970, la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, ou Commission Bird, a un objectif principal : faire entrer les femmes mariées et les mères sur le marché du travail. «Elles aspirent à plus pour leur développement personnel, elles souhaitent percer le marché du travail et que leur rôle soit mieux pris en considération dans la société», relève l’historienne Valérie Lapointe Gagnon.
Les enjeux féminins ont-ils changé depuis 1970?
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Un demi-siècle après le dépôt du rapport de la Commission, qu’en est-il du partage de la responsabilité des enfants? De la violence? Les historiennes Valérie Lapointe Gagnon et Camille Robert ont réfléchi aux portées du rapport Bird. Au cours des 50 dernières années, en quoi les choses ont-elles changé pour les femmes?

Atteindre l’égalité : un projet ambitieux

Au moment où la Commission Bird termine son travail, la majorité des Canadiennes sont au foyer. Selon le rapport, près des deux tiers aimeraient combiner carrière, mariage et maternité, mais à peine plus du tiers travaillent.

Valérie Lapointe Gagnon, historienne à la Faculté Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, croit que les femmes d’alors se sentent complètement insatisfaites dans le rôle de femme au foyer, idéalisé par le rêve américain.

Pour elle, pas l’ombre d’un doute : la Commission Bird entend ces aspirations et cherche à donner un coup de pouce à ces femmes qui veulent poursuivre une carrière.

Statistique Canada, Enquête sur la population active, 1976 à 2014, et publications antérieures de l’EPA

Parmi les 167 pistes de solutions proposées par le rapport de la Commission, une clé pour faciliter le passage au marché du travail est identifiée : l’instauration d’un congé de maternité de 15 semaines, couvert par l’assurance-chômage. Cette mesure, mise en place en 1971, est révolutionnaire, selon Valérie Lapointe Gagnon.

D’autres recommandations visent la fin de la discrimination salariale, l’accès à une plus vaste gamme d’emplois et à des postes à temps plein plutôt qu’à temps partiel afin que la femme, la mère, l’épouse ait un revenu convenable.

Cette question du revenu et de l’autonomie financière est celle que Camille Robert, autrice et historienne engagée, voit au cœur du rapport Bird, bien plus qu’un besoin d’accomplissement. À son sens, la révolution suggérée est celle de la rémunération du travail invisible. Le rapport Bird veut que les femmes mariées soient libres de décider si elles travailleront à l’extérieur ou non.

Mais que faire quand choisir le foyer, c’est accepter la dépendance financière de son mari? En 1970, aucun régime de retraite, aucun congé de maladie n’existe pour le travail au foyer. En cas de divorce, «ces femmes se retrouvaient sans rien», insiste Mme Robert.

Pour pallier ce problème, le rapport propose de bonifier certaines prestations – notamment les allocations familiales et les prestations de vieillesse. Ce sera chose faite.

Il comporte aussi certaines innovations, dont la proposition d’offrir un revenu garanti pour le travail au foyer – ce qui n’est toujours pas fait aujourd’hui, si ce n’est par des prestations de congé parental.

L’équipe Bird souhaite aussi la reconnaissance du travail invisible, comme l’expérience acquise à la maison ou à titre de bénévole. «C’était un travail qui avait une valeur, qui était utile à la société», plaide Camille Robert, qui a publié Toutes les femmes sont d’abord ménagères chez Somme toute en 2017.

Statistique Canada, Enquête sur la population active sur policy4women.com

Les mesures sont porteuses. Selon les mémoires de la secrétaire générale de la Commission, Monique Bégin, plus du tiers des recommandations sont devenues réalité en 1979 et 43 % sont mises en œuvre partiellement.

«On va commencer à transformer des choses. On va commencer à voir des femmes occuper des rôles clés dans la société», souligne Valérie Lapointe Gagnon en relevant que Statistique Canada embauche rapidement sa première directrice.

«[Tout] ça va mener à des prises de conscience qui vont tranquillement changer les choses», ajoute-t-elle.

Office national du film du Canada. Photothèque / Bibliothèque et Archives Canada

Immigrantes et Autochtones 

La Commission Bird s’est attiré des critiques en s’intéressant surtout aux enjeux qui touchent les femmes de la classe moyenne, voire les femmes en quête d’accomplissement.

Mais elle traite aussi quelques réalités qui visent des minorités.

C’est le cas des immigrantes, dont le statut dépend entièrement de celui de leur mari. En revenant sur les audiences, en 1990, Florence Bird s’est dite marquée par une délégation d’adolescentes issues de 35 groupes ethniques, venues représenter leurs mères immigrantes qui ne parlaient ni anglais ni français.

Les immigrantes obtiendront, au début des années 1980, des cours de langues – cours qui étaient jusque-là offerts à leurs époux seulement.

Les Autochtones auront aussi droit à une attention particulière de la part de la Commission qui ira à leur rencontre en visitant des communautés du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest.

Les commissaires s’inquiètent de leur précarité économique et des conditions de détention, de libération conditionnelle et de réinsertion qui leur sont propres.

Les questions d’éducation, qui englobent celles de déconnexion culturelle entre les parents et les enfants placés en internats sont aussi abordées.

Il faut toutefois attendre la Charte canadienne des droits et libertés, au début des années 1980, pour que se règlent certains dossiers, comme celui des femmes rayées du Registre des Indiens parce qu’elles ont épousé un non-Autochtone. Elles ne recouvreront leurs droits qu’en 1985.

Mission impossible? 

Ces exemples révèlent les limites de la mise en œuvre du rapport : le fédéral agit rapidement et livre, en 10 ans, les trois quarts des recommandations, en tout ou en partie. Mais il demeure que 24 propositions, soit 20 % du total, s’enlisent ou demeurent carrément sans réponse.

Le fédéral crée pourtant des organismes de veille. Le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme (CCCSF) reçoit en 1973 le mandat de conseiller le gouvernement et d’informer le public canadien sur les enjeux vécus par les femmes.

D’autres groupes indépendants se mettent de la partie, comme le Comité canadien d’action sur le statut de la femme (CCA), une coalition qui avait fait pression quelques années plus tôt pour que la Commission soit instituée.

Certains dossiers importants resteront quand même lettre morte, dont celui de l’avortement. Après sa décriminalisation par le «bill omnibus» de 1969, jamais le parlement fédéral n’a agi pour favoriser l’accès à l’avortement, comme le voulaient les commissaires.

C’est la Cour Suprême qui l’a légalisé en 1988 ; le gouvernement de Brian Mulroney a sitôt cherché à renverser la vapeur. Trente ans plus tard, certains partis politiques continuent d’en faire un enjeu.

Aucune mesure n’a non plus été prise pour créer le réseau de garderies national proposé, et ce, «malgré des mobilisations des groupes de femmes pendant plusieurs décennies», note Camille Robert.

Quelques provinces ont agi, «mais à l’échelle du Canada, il n’y a pas eu ce réseau de garderies publiques qui a été jugé si important pour l’avancement de la condition des femmes», rappelle Camille Robert. Au mieux, de petites enveloppes sont versées aux provinces, relève Valérie Lapointe Gagnon.

Julie Artacho

La violence, c’est privé

Les commissaires ont aussi laissé en plan des questions qu’ils jugeaient privées. C’est le cas de la violence faite aux femmes, «malgré les lettres envoyées aux commissaires, où les femmes témoignaient [être victimes] de harcèlement sexuel, de violence conjugale et même d’agressions sexuelles», résume Mme Robert. L’historienne rappelle d’ailleurs que le viol conjugal «a été reconnu comme criminel assez tard, en 1982 ou en 1983».

Le sujet est tabou. Florence Bird s’est expliquée en 1990, dans le cadre d’un colloque pour souligner les 20 ans du rapport : les commissaires, bien au fait de ces enjeux qu’ils considéraient légalement et moralement complexes, comptaient sur le futur comité permanent pour les fouiller en profondeur. Celui-ci n’a jamais été mis en place.

Des dossiers sur les tablettes

Malgré les 50 ans qui se sont écoulés et les avancées enregistrées dans la première décennie qui a suivi la publication du rapport, plusieurs estiment qu’il reste fort à faire pour atteindre l’égalité.

Valérie Lapointe Gagnon est du nombre. Elle cite «les dossiers de l’égalité salariale, de l’accessibilité des garderies dans certaines provinces, la façon dont les femmes sont traitées dans l’espace public, comment sont vues les études féministes…».

Camille Robert ajoute les exemples de la pandémie, qui est venue renforcer certaines inégalités : «Lorsque les écoles et les garderies ont fermé, il y a énormément de femmes qui ont dû mettre de côté leur carrière pour s’occuper des enfants à la maison à temps plein, ou concilier très difficilement les deux», souligne Camille Robert, qui note aussi la hausse de la violence conjugale.

«Ces enjeux-là sont loin d’être résolus aujourd’hui.»

Far West Productions

Les quatre principes du rapport Bird

  • La femme mariée est libre de décider si elle occupera un emploi.
  • La mère, le père et la société se partagent la responsabilité du soin des enfants.
  • La grossesse et la naissance sont une responsabilité collective.
  • Des mesures spéciales s’imposent pour combattre les effets néfastes de la discrimination.

Les francophones désavantagées

La situation socioéconomique des femmes francophones vivant dans un milieu majoritairement anglophone est encore plus précaire que celles de leurs concitoyennes anglophones à l’époque de la Commission Bird. Les chercheurs remarquent qu’elles se marient plus jeunes, fréquentent l’école moins longtemps. Elles ont plus d’enfants. Elles sont plus souvent ménagères et si elles travaillent, c’est souvent avec un salaire moindre.

Des groupes de femmes francophones de Moncton et la Fédération nationale des femmes canadiennes-françaises (FNFCF), qui comptait alors 63 sections, surtout en Ontario, au Québec et au Nouveau-Brunswick, présentent des mémoires devant la Commission Bird pour faire bouger les choses.

Des organisations féministes naitront dans les années 1970, dont les Femmes acadiennes de Moncton et Franco-Femmes à Hearst. Elles cherchent surtout à sensibiliser les femmes à leurs besoins, et les femmes francophones vivant en milieu fortement anglophone à leurs besoins propres.

Femmes et francophones : elles se disent souvent en double infériorité, parfois même triple lorsqu’elles vivent dans des milieux où l’extraction des richesses naturelles mène l’économie.

«À l’instar d’autres groupes ou catégories de femmes, elles visent un féminisme pluraliste» pour éviter de rejeter des pans entiers de leur réalité, écrira la politologue Linda Cardinal en 1992.