Le progrès est en quelque sorte une matrice pour les autres idées qui encadrent notre vie politique. Il sert à comparer les politiques et les idées, à comprendre les transformations des droits de la personne en termes d’avancées ou de reculs, ou encore à rêver à ce que l’innovation technologique pourrait amener…
Le progrès sert aussi à justifier des inventions qui ont au moins autant de conséquences néfastes que positives.
L’influence de l’idée de progrès est telle que nous pouvons aisément nous réconforter en y faisant appel. Nous pouvons ainsi nous dire qu’«au moins, les choses avancent» ou encore : «Mais quand même, les choses se sont améliorées!»
Le progrès sert donc à pacifier, à relativiser la situation : tant que les choses vont mieux, pourquoi nous efforcerions-nous de les transformer?
Il reste toutefois à penser ce «mieux» et tout ce qu’il sous-entend. Car le «mieux» et le «plus» qu’amènerait le progrès demeurent indéterminés, jusqu’à ce que l’on attache un sens plus précis au progrès.
La croissance économique contre le progrès
Dans la sphère économique, le recours à l’idée de progrès tend à confondre deux réalités pourtant fort différentes. La première est l’augmentation du bienêtre (devenu «mieux-être», peut-être parce que nous serions déjà si bien?).
La seconde est l’augmentation de la productivité et donc du profit.
On peut toutefois aisément voir que le progrès se mesure malgré tout par les profits. Lorsque les profits augmentent, mais plus lentement ou de manière insuffisante, on voit des compressions et des mises à pied (comme dans le domaine des médias actuellement).
Et tandis que les efforts de développement international pourraient permettre d’éliminer la pauvreté, les sommes déployées sous la forme d’une aide, et souvent de prêts, bénéficient davantage aux pays qui fournissent des investissements qu’aux pays qui les reçoivent.
Ici, il n’en résulte ni mieux-être ni bienêtre pour les personnes et pays qui en ont le plus grand besoin.
Et il n’est pas clair que la situation de la grande majorité de la population du monde s’améliore, malgré une croissance du PIB mondial qui continue d’année en année.
La faute n’en est pas qu’à la croissance qui ralentit : le développement visé n’est toujours pas durable, parce qu’il n’est ni mené par les groupes dont la vie économique a été restreinte par le colonialisme, ni orienté par leurs besoins, mais l’est toujours par le poids de la dette nationale.
L’innovation technologique, quelle avancée?
Au vu de l’incidence des nouvelles technologies, on voudrait presque déplorer qu’«on n’arrête pas le progrès».
Les innovations technologiques présentées comme des progrès ont un poids énorme au-delà des profits et des autres bénéfices visés. Nos téléphones nous rendent la vie plus facile et divertissante. Les panneaux solaires permettent de capter une énergie renouvelable.
Mais ces deux technologies dépendent au moins en partie de minéraux que des enfants extraient, et ce, dans des conditions dangereuses pour leur santé, souvent dans des zones de conflit.
Il en va de même des voitures électriques, dont la fabrication pollue davantage que celle des voitures à carburant.
Le fait que ces voitures demeurent préférables puisqu’elles ne produisent presque pas d’émissions n’empêche pas que le problème essentiel se trouve dans l’utilisation à outrance de la voiture comme mode de transport et principe d’aménagement urbain.
Au bout de nos doigts, ce qu’on appelle l’intelligence artificielle requiert une quantité étourdissante d’énergie pour fonctionner et d’eau pour refroidir les complexes. Ses conséquences climatiques et environnementales sont déjà énormes.
Et elle nuit à la créativité humaine en détournant les utilisateurs et utilisatrices des sites où se trouvent les textes ou œuvres d’art imitées pour produire une approximation de réponse à la question posée, permettant aux entreprises qui développent ces modèles d’encaisser les revenus à la place des auteurs·trices originaux.
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Quelle mesure pour le progrès?
Le problème n’est pas seulement que le progrès ne peut pas être infini et que des limites se dressent contre son avancée; c’est aussi que tout progrès ne peut être mesuré qu’en relation à une valeur qui est choisie d’avance.
Le progrès compris comme croissance économique et technologique s’oppose dans ses conséquences matérielles et réelles à un progrès des conditions de vie, qui n’est que supposé ou promis. Tandis qu’on associe la croissance à un effet de retour sur le bienêtre matériel de la population, rien ne permet d’établir un tel lien.
Certes, le progrès technologique peut avoir des effets positifs d’une grande valeur, et la croissance de la productivité peut éliminer la misère et apporter un plus grand confort. Tout dépend de la fin à laquelle il est appliqué et de notre capacité à surmonter l’imaginaire du progrès.
Des valeurs pour remplacer le progrès, une question ouverte
La compréhension du progrès comme croissance n’est pas viable et la croissance n’amène souvent pas de progrès. Un virage vers la notion de durabilité semble donc suggérer l’abandon du progrès.
À partir de ce constat, une série de questions émergent. Quels modes de vie sont durables? Quels modes de vie sont justes et permettraient de réduire, voire d’éliminer les grandes inégalités? Quels modes de vie pourraient être étendus à l’ensemble de la planète? Quel rapport aux ressources, à l’environnement et à la terre pourrait les sous-tendre?
Et d’abord et avant tout, puisque l’initiative individuelle ne pourra pas renverser la tendance et les décisions prises à l’échelle de pays et de corporations multinationales en concurrence, quelle distribution des ressources et quelles structures décisionnelles pourraient assurer la création de tels modes de vie?