Paul Denis ne croit pas que les actions de l’ACFA aient eu un «effet extraordinaire» sur le vote du référendum, mais les sondages étaient si serrés que chaque vote pouvait compter.
Quand Paul Denis est devenu président de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) en 1993, il pensait que son mandat serait «probablement très simple, très facile». L’ACFA a pourtant été l’un des organismes les plus actifs pour rappeler l’importance du Québec pour les communautés francophones partout au pays.
Les promesses d’appui continu à la francophonie canadienne faites par le camp du «oui» ne rassuraient les membres de l’ACFA. De façon indépendante, l’organisme avait organisé une campagne publicitaire qui appelait à la solidarité entre francophones au Canada dans des médias du Québec, l’envoi de cartes postales et une conférence de presse à Montréal.
Du point de vue de l’organisme albertain, le référendum québécois était une question existentielle pour la francophonie canadienne : le «oui» marquerait la fin de l’appui à la langue française au Canada.
Parce que si le Québec se séparait, aucune autre province n’aurait accepté de continuer à vivre avec la Loi sur les langues officielles. Pour nous autres, c’était une question de vie ou de mort
Bernard Thériault est aujourd’hui maire de Caraquet, au Nouveau-Brunswick.
Une question existentielle
Au Nouveau-Brunswick, c’est le gouvernement qui s’est engagé. Selon le ministre des Pêches du Nouveau-Brunswick de l’époque, Bernard Thériault, le premier ministre Frank McKenna regrettait le rôle qu’il avait joué dans l’échec de l’accord de Charlottetown. Ce sentiment de culpabilité l’a mené à demander à son caucus francophone de participer aux efforts du camp du «non».
L’objectif était de «démontrer que dans une perspective acadienne du Nouveau-Brunswick, il n’y avait pas trop d’avantages à ce que le Québec se sépare». D’un autre côté, vivre dans un Canada où la province qui fait passer le pourcentage de francophones de 4 à 25 % ne serait plus là rendrait la vie des francophones encore plus compliquée.
Bernard Thériault était conscient que la majorité de l’Acadie et ses organismes préféraient laisser le Québec décider de son avenir sans interférence. «Mais ils espéraient, sans le dire trop fort, que le Québec reste dans le Canada.»
Après le référendum, François Rocher a été invité à se rendre en Alberta, rencontrer des familles anglophones qui avaient participé au «Love-in» à Montréal. «Ils ne comprenaient pas pourquoi le Québec voulait se séparer, mais d’un autre côté, ils comprenaient qu’on pouvait avoir beaucoup d’insatisfaction à l’endroit du Canada.».
Déséquilibre
En 1995, François Rocher était un francophone dans une mer d’anglophones : il enseignait à l’Université Carleton, à Ottawa – entre autres des cours de politique québécoise. Il a aussi eu l’occasion de visiter d’autres universités ontariennes.
Ce qu’il a vu chez les universitaires et les assistances, c’était de la crainte. «Je dirais qu’il y avait une certaine démonisation du mouvement souverainiste […] et que c’était beaucoup teinté d’un certain paternalisme.»
Dans ses conversations, il remarquait un double standard chez les anglophones. Ils lui attribuaient presque toujours un biais favorable au Québec parce qu’il était francophone sans considérer leurs propres biais. Pour eux, rester uni «c’était la voix de la raison», les doléances des Québécois et Québécoises avaient peu de poids.
Il a aussi vu – chez les francophones qui assistaient à ses cours – la crainte des conséquences pour la francophonie canadienne. «C’était moins un mépris du Québec qu’une crainte par rapport à leur propre avenir dans une fédération où ils seraient encore davantage minorisés.»
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Joel Belliveau se souvient que le référendum québécois était un sujet de discussion régulier sur le campus de l’Université de Moncton, qui accueillait de nombreux étudiants et étudiantes du Québec à l’époque.
La controverse du love-in
Le 27 octobre 1995, plus de 30 000 personnes de partout au Canada se présentent à Montréal pour participer au love-in, une déclaration d’amour au Québec organisé par le camp du «non».
«Je crois que c’est réaliste de penser que c’est surtout l’est du Nouveau-Brunswick et l’Ontario qui se sont déplacés vers Montréal. Même si je pense que la grande majorité des gens qui étaient à cette manifestation étaient des fédéralistes québécois», avance Bernard Thériault.
Le financement de ce qui a aussi été appelé la marche pour l’unité fait partie des mystères de la campagne référendaire. Les compagnies aériennes offraient entre autres des rabais substantiels pour ceux et celles qui désiraient s’y rendre. Mais ce n’était pas la seule tactique.
En 1995, Joel Belliveau est étudiant à l’Université de Moncton. Il se souvient que le référendum était un sujet de conversation régulier sur le campus.
Quelques jours avant le vote, une invitation circule «pour une soirée de discussion sur le référendum». «Mais très rapidement, une fois qu’on était tous assis, on a vu que c’était le Parti libéral du Canada qui était là pour faire sentir l’urgence de la situation, puis faire ressentir la peur de perdre notre beau pays, etc.», raconte Joel Belliveau, aujourd’hui professeur d’histoire dans le même établissement.
À la fin de la présentation, une annonce surprenante : cinq autobus sont stationnés à l’extérieur. «Vous avez une heure, si vous voulez un voyage gratuit à Montréal», se souvient Joel Belliveau.
Lui et ses amis n’y sont pas allés, dégoutés par la tactique et le manque de respect pour le droit du Québec à choisir. Mais plusieurs ont accepté de profiter d’une excursion gratuite.
Déjà à l’époque, ce n’était pas clair qui payait pour cette sortie. «[Le love-in] a été un scandale en général, mais ce qu’il faut savoir, c’est que ce scandale-là, ça a été des décisions individuelles.»
Bernard Thériault mentionne qu’un total de 15 autobus avaient été nolisés au Nouveau-Brunswick pour le ove-in. Il se souvient bien que le financement de ces déplacements a été une source de controverse. Est-ce que ça comptait comme une dépense du camp du «non» ou pas?
Une enquête du directeur général des élections du Québec a déterminé en 1997 que le financement des déplacements contrevenait à la loi électorale. Cependant, les poursuites ont dû être abandonnées.
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Le «oui» venant de l’extérieur
Mais les Franco-Canadiens et Franco-Canadiennes n’étaient pas tous contre la souveraineté du Québec. Michel Bock se souvient de «quelques discussions assez chaudes» entre professeurs de l’Université Laurentienne à Sudbury, alors qu’il terminait sa maitrise : «Ça ne laissait personne indifférent.»
Pour d’autres, le sentiment de panique n’était pas justifié. Lorraine Fortin avait quitté le Québec pour la Colombie-Britannique en 1992. Elle n’a jamais cru que la francophonie canadienne serait en danger si le Québec devenait indépendant.
Elle avait vu dans le discours de Jacques Parizeau, le premier ministre du Québec, l’intention d’appuyer les francophones du Canada.
Le référendum n’était pas basé seulement sur une vision rétrécie, égoïste et complètement irréaliste. C’était quelque chose qui était déjà pensé pour rassembler.
Elle ne s’explique toujours pas aujourd’hui comment une grande partie de la francophonie canadienne a pu céder à la peur. C’était une époque où les acquis se multipliaient, rappelle-t-elle. Comme l’obtention des conseils scolaires francophones dans plusieurs provinces et des collèges en Ontario.
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Dans le reste de la population, l’inquiétude face à la séparation du pays était palpable. Michel Bock se souvient d’un diner dans un restaurant italien du centre-ville de Sudbury le jour du vote où la propriétaire posait beaucoup de questions. «Comme on était francophones, je crois qu’elle pensait qu’on avait un point de vue particulier.»
Après le «non»
La victoire du «non» a été un soulagement pour Paul Denis et l’ACFA, même s’ils auraient aimé voir une victoire par une marge plus grande.
Ça n’a pas été instantané, mais François Rocher croit que ce résultat a contribué à une baisse d’intérêt pour la politique québécoise au Canada. «À partir du moment où le gouvernement fédéral a adopté sa loi sur la clarté référendaire, en 1998, la question du Québec est disparue du radar.»
Le danger étant écarté, le sujet était moins intéressant. Par la suite, la diminution de la ferveur souverainiste au Québec, reflétée dans les sondages, a renforcé la tendance.
De l’autre côté, le Québec semble s’intéresser davantage au sort des francophones depuis. Michel Bock souligne que l’histoire du référendum ne s’arrête pas le 30 octobre 1995. L’évènement a continué à influencer la relation entre les francophonies du pays.
L’un des constats avancés dans le livre Le moment Montfort dans la francophonie canadienne, dirigé par François Charbonneau et Michel Bock, c’est que «l’importance que prend la crise [de l’hôpital Montfort en 1997] dans l’espace public, dans la francophonie canadienne et au Québec, est en bonne partie alimentée par le contexte postréférendaire».
Pendant la crise, les appuis en provenance du Québec sont nombreux et menés par plusieurs politiciens du camp du «oui».
Pour Michel Block, le contexte postréférendaire – et la possibilité toujours présente d’un troisième référendum – «ça a rajouté un gallon d’huile sur le feu et ça a contribué à faire de Montfort une crise d’envergure nationale».
