«Les provinces et les territoires ne sont jamais ouverts à accorder plus de pouvoirs aux conseils scolaires en situation minoritaire sans y être forcés», regrette Daniel Bourgeois, chercheur associé de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML), auteur d’un récent rapport qui porte sur le sujet.
Pour «gérer pleinement» l’admission des élèves, les infrastructures, le financement, les programmes ou les ressources humaines, ce sont des allers-retours fréquents devant les tribunaux, déplore de son côté le président de la Fédération nationale des conseils scolaires francophones (FNCSF), Simon Cloutier.
Il évoque des contentieux qui peuvent aller jusqu’en Cour suprême, durer plus de 20 ans et couter des «sommes astronomiques» en frais juridiques.
La jurisprudence relative à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit pourtant la pleine gestion des conseils scolaires en situation minoritaire.
En vertu des arrêts Mahé (1990) et Cameron-Arsenault (2000) de la Cour suprême, les conseils scolaires doivent exercer huit pouvoirs exclusifs, sans interférences des autorités provinciales ou territoriales.
Ils doivent déterminer eux-mêmes les besoins scolaires de la communauté, l’emplacement des écoles, gérer le transport scolaire, dépenser à leur guise les fonds prévus pour l’instruction, recruter et affecter le personnel enseignant, nommer et diriger le personnel administratif, établir les programmes d’études, conclure les accords pour l’enseignement et les services.
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Bilan en demi-teinte à l’Île-du-Prince-Édouard
Dans un rapport publié fin mai, Daniel Bourgeois a conclu que la Commission scolaire de langue française (CSLF) de l’Île-du-Prince-Édouard n’a pas la pleine gestion des huit pouvoirs exclusifs.
Selon l’étude, elle ne contrôle pas le pouvoir le plus important : l’élaboration des programmes d’études. Elle exerce de surcroit un contrôle limité en ce qui concerne l’emplacement des écoles, la conclusion d’accords pour l’enseignement et les services.
Daniel Bourgeois note néanmoins d’«énormes progrès» depuis l’élection des progressistes-conservateurs en 2019 : «Ils ont reconnu les particularités de la CSLF et bonifié ses ressources humaines et financières.»
Entre 2021 et 2023, 42 nouveaux postes ont ainsi été créés sur les 53 réclamés par la CSLF.
Bataille constante du financement
Simon Cloutier explique que la situation est contrastée aux quatre coins du pays. D’une manière générale, les gouvernements «ont tendance à appliquer la Charte dans un esprit restrictif», affirme-t-il.
En Ontario, le président de l’Association des conseils scolaires des écoles publiques de l’Ontario (ACÉPO), Denis Labelle, confirme que «plusieurs conseils scolaires éprouvent des difficultés à faire respecter leur droit à la pleine gestion».
Il pointe le manque d’écoles et de ressources financières, dénonce la volonté du gouvernement ontarien d’imposer un nouveau code de conduite et de nouvelles évaluations des directeurs d’éducation.
«Pourquoi vouloir s’impliquer dans notre organisation interne? Cela va à l’encontre de la gestion par et pour les francophones», s’agace-t-il.
L’ACÉPO aimerait par ailleurs jouir d’une plus grande liberté lorsqu’elle négocie des ententes collectives avec les syndicats d’enseignants.
À l’Ouest, la directrice générale de la Fédération des conseils scolaires francophones de l’Alberta (FCSFA), Anne-Marie Boucher, signale également la bataille constante du financement pour obtenir des équipements et des infrastructures.
«De la maternelle à la sixième année, ça va assez bien, mais au secondaire, c’est là où le bât blesse. On a besoin de plus d’argent pour moderniser les écoles existantes et en construire de nouvelles.»
Droit de regard sur les curriculums
Aux yeux de Daniel Bourgeois, au-delà du financement, l’élaboration des programmes d’instruction constitue le «nerf de la guerre». «Ça permet aux conseils de répondre à leur mandat culturel et communautaire, de valoriser l’histoire francophone, de contribuer à l’épanouissement de l’identité.»
Et le chercheur de lancer un pavé dans la marre : «S’il s’agit juste de traduire des programmes de l’anglais, d’enseigner des maths en français, c’est de l’immersion.»
Pour l’heure, seul le Conseil scolaire acadien provincial (CSAP), en Nouvelle-Écosse, a osé s’emparer de la question. Depuis 2001, grâce à des fonds provinciaux, six professionnels élaborent des curriculums, «adaptés à la réalité des francophones en situation minoritaire, ouverts à la francophonie canadienne et internationale», d’après le directeur du secteur de l’apprentissage, Marc Deveau.
Ailleurs au pays, les conseils scolaires doivent négocier les contenus des curriculums avec les ministères de l’Éducation.
Dans certaines provinces, comme en Ontario ou à l’Île-du-Prince-Édouard, ils ont un droit de regard et sont systématiquement consultés. Des enseignants francophones font partie des équipes ministérielles qui conçoivent et révisent les programmes.
La Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest (CSFTNO) a aussi un droit de regard pour intégrer l’identité et la culture franco-ténoises, «mais de façon simplifiée», précise sa directrice générale, Yvonne Careen, qui aimerait «que ce soit beaucoup plus étendu».
En revanche, depuis trois ans, les conseils scolaires franco-albertains ont maille à partir avec le gouvernement provincial, en pleine révision des curriculums.
Ils ont dû monter au créneau pour faire modifier les programmes de français, de littérature et d’études sociales, «qui ne comportaient pas assez de perspectives francophones», explique Anne-Marie Boucher.
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Travail de longue haleine
Selon elle, la FCSFA a déjà songé à prendre en main les curriculums. Cependant, face à l’ampleur de la tâche et à la pénurie d’enseignants capables de mener à bien un tel ouvrage, l’organisme a vite renoncé.
Même son de cloche du côté des Territoires du Nord-Ouest. «Avec une toute petite équipe, nous n’avons ni la capacité ni les moyens de le faire, il faudrait sortir des enseignants des salles de classe», relève Yvonne Careen.
«Il y a une certaine peur à travers le pays, car c’est un gros fardeau, qui demande beaucoup de ressources humaines et financières», confirme Daniel Bourgeois.
«Il y a aussi un défi d’accès à des ressources pédagogiques en français, beaucoup moins nombreuses qu’en anglais», complète Louise Bourgeois, professeure d’éducation à l’Université Laurentienne, en Ontario.
Quel que soit leur degré de gestion, les conseils scolaires témoignent d’un travail de longue haleine pour conscientiser les autorités.
«Nous échangeons de manière constructive avec le ministre de l’Éducation toutes les deux semaines, partage Denis Labelle. Mais nous devons constamment rappeler le besoin de garantir une expérience éducative équivalente entre les systèmes francophones et anglophones.»
«Ici, le gouvernement comprend ses responsabilités jusqu’à un certain point, la décision de la Cour suprême sur la Colombie-Britannique a quand même aidé à faire saisir aux plus hauts échelons du gouvernement leurs obligations constitutionnelles», poursuit Anne-Marie Boucher en Alberta.
Ce jugement a réaffirmé, en 2020, que les financements des systèmes anglophone et francophone doivent permettre une éducation de qualité équivalente. Reste à faire suffisamment confiance aux conseils scolaires pour dépenser cet argent comme ils le souhaitent.