«On voit tant d’enfants dans les cliniques, déshydratés, mal nourris; c’est une politique coloniale pour éliminer une population entière. Et cette politique cible les enfants, les bébés», affirme avec colère Yipeng Ge, médecin à Ottawa parti à Gaza en février 2024.
L’une de ses collègues a interrogé les journalistes présents sur la Colline : «Savez-vous comment on reconnait un enfant affamé? Il ne peut pas pleurer. Et son cœur ralentit, pour s’arrêter.»
Ces témoignages ne sont pas rares depuis 2023 sur la Colline; ils s’intensifient, dans l’espoir d’être entendus par le premier ministre Mark Carney.
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La faim comme une arme : parallèles entre le Canada et Israël
La docteure Suzanne Shoush, de la Première Nation St’atl’imx, est responsable du bureau de santé autochtone du Département de médecine familiale et communautaire de la Faculté de médecine de l’Université de Toronto.

Suzanne Shoush affirme que «les médecins ont une voix privilégiée pour appeler à cesser le génocide», tant en Palestine qu’au Canada.
Elle a exercé la médecine auprès de familles marginalisées et mal desservies par la santé publique canadienne, dont plusieurs peuples autochtones. Cette expérience la pousse à dessiner ce «parallèle très fort» et «enraciné dans le colonialisme» entre le Canada et Israël.
Dans un article récent, elle aussi confie rester «hantée» par le souvenir d’avoir tenu dans ses bras un enfant affamé, un évènement survenu cette année, dans le Nord de l’Ontario.
«Ce souvenir, qui remonte à quelques mois, est plus viscéral qu’intellectuel – la sensation tactile de sa peau desséchée sur le bout de mes doigts avait la texture d’un papyrus ancien, trop délicat pour être touché sans se désintégrer dans mes mains. Son corps, totalement dépourvu de graisse sous-cutanée, est resté immobile – émacié et mou – tandis que je l’examinais, un profond sentiment d’effroi montant dans ma poitrine.»
Elle cite l’exemple de la communauté d’Attawapiskat, en Ontario, qui a fait l’objet en 2012 du documentaire Le peuple de la rivière Kattawapiskak. Réalisé par Alanis Obomsawin, ce dernier met en lumière les conditions de vie d’extrême pauvreté et d’accès aux premiers besoins de cette Première Nation, du fait du gouvernement canadien.
Comme bien d’autres communautés, ils ont été volontairement privés de nutriments, de soins médicaux et dentaires. L’effet de la famine était étudié sur les nourrissons, les enfants, les jeunes enfants et les personnes âgées. L’utilisation de la famine comme arme de nettoyage ethnique est redoutable.
Israël bombarde la bande de Gaza depuis octobre 2023, après une attaque du Hamas sur des civils israéliens. L’Organisation des Nations unies indique qu’une grande partie de la zone est devenue inhabitable.
«Empêcher que l’histoire ne se répète»
«Notre gouvernement manque à son obligation d’empêcher que l’histoire ne se répète en Palestine», affirme la médecin, dans ce même article. Le prisme colonialiste du Canada et d’Israël expliquerait, selon Suzanne Shoush et Yipeng Ge, que le Canada est «complice» du génocide à Gaza, malgré une promesse d’aider la population affamée, en mai dernier.

Yipeng Ge a vu de la solidarité de la part de soignants palestiniens qui partageaient le peu de nourriture qu’ils avaient pour que les médecins étrangers comme lui puissent «continuer à soigner» leur peuple, affirme ce dernier, ému. Il a perdu des collègues sous les bombes et a vécu l’encerclement des chars israéliens des cliniques où il s’est rendu.
Pendant une semaine passée à soigner des familles à Gaza, le médecin Yipeng Ge confie à Francopresse n’avoir «jamais vu autant d’enfants à l’état de peau et d’os».
Pour lui, la stratégie d’Israël visant à affamer la population palestinienne «affecte disproportionnellement les bébés, les enfants et les personnes avec des maladies chroniques».
Le médecin a déjà vu les effets du colonialisme grâce à «des étudiants et professeurs autochtones» rencontrés au début de son parcours d’étudiant qui lui ont fait prendre conscience du parallèle entre les deux États. Yipeng Ge en a également été témoin lors d’une mission au Nunavut.
Récemment, un débat d’urgence demandé par la députée du Nunavut, Lori Idlout, devait aborder la malnutrition sévère et le bienêtre des enfants Inuit. Mais cette demande de débat a été refusée par le président de la Chambre des Communes, Francis Scarpaleggia.
La déshumanisation comme autre outil colonial
La déshumanisation constitue un autre parallèle morbide entre le Canada et Israël, poursuit Suzanne Shoush.
«Au Canada, nous avons réussi à déshumaniser les peuples autochtones au point qu’ils étaient vraiment – et dans de nombreux cas, continuent – d’être considérés comme des êtres presque non humains. C’est un outil puissant que les Israéliens utilisent également contre les Palestiniens [en affirmant] qu’ils sont la seule force démocratique civilisée dans une foule de sauvages, d’animaux, de non-humains», souligne-t-elle en entrevue.
La médecin rappelle qu’au Canada, en 2022, le Parlement a reconnu que les pensionnats pour Autochtones constituaient un génocide.
Malgré les parallèles remarquables avec le traitement de Gaza par Israël, notre gouvernement manque à son obligation d’empêcher que l’histoire ne se répète en Palestine.
«Campagne de réduction au silence» au sein de la médecine canadienne
Selon Suzanne Shoush, «le silence permet le génocide tout autant que la déshumanisation».
«Tout le monde s’est accordé pour passer sous silence le génocide en Palestine. Dans nos hôpitaux, nos universités, nos institutions médicales, les médecins sont confrontés à des répercussions sans fin, en public, en privé, derrière des portes closes… Comme s’il y avait toutes sortes de répercussions et toutes sortes de conséquences pour avoir parlé en faveur de la Palestine et pour avoir parlé contre le génocide.»
Suzanne Shoush affirme avec «dégout» connaitre trop de personnes qui ont été convoquées officiellement par des doyens, des doyens associés, des chefs de cabinet ou des directeurs d’hôpitaux pour s’être prononcées contre ce que de plus en plus d’intervenants internationaux appellent un génocide.
Je n’ai jamais rien vu de tel que la campagne de réduction au silence menée par les dirigeants de la médecine canadienne. Et il ne s’agit pas seulement de silence : c’est un silence actif.
C’est aussi arrivé à Yipeng Ge. Fin 2023, quatre hauts placés de la faculté de médecine de l’Université d’Ottawa l’ont suspendu pour avoir affirmé son soutien à la Palestine sur ses réseaux sociaux.
«Ils m’ont dit que j’étais un danger pour les autres et pour moi-même et ont affirmé que j’avais un discours antisémite et haineux. Ils ont instrumentalisé l’antisémitisme.»
Réintégré quelques semaines plus tard sans excuse de la part de ceux qui l’avaient suspendu, Yipeng Ge a pris la décision de ne pas réintégrer son programme.
Ce ne sont pas des leadeurs en médecine. Ils sont censés aider toute une génération à soigner, créer, penser… Au lieu de ça, il la fait taire quand il s’agit de dénoncer un génocide.
Inaction du gouvernement canadien
Du côté d’Ottawa, le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique (NPD) ont lancé des appels pour reconnaitre l’État de Palestine pendant la dernière semaine de mai, respectivement dans une déclaration et une motion.
Les députés libéraux Nathaniel Erskine-Smith, Salma Zahid et Sameer Zuberi devaient recevoir les médecins. Mais le premier n’a pas pu du fait d’un conflit d’horaire et, à l’heure d’écrire ces lignes, les deux autres n’ont pas répondu à Francopresse sur ce suivi.
La ministre des Affaires étrangères, Anita Anand, a convoqué l’ambassadeur d’Israël début mai. Lors de la première réunion du cabinet du premier ministre, Mark Carney, elle avait qualifié «d’inacceptable» le fait que le gouvernement israélien utilise «la faim comme une arme de guerre».
Le 19 mai, le gouvernement fédéral a pourtant ouvert la porte à une aide destinée à la population palestinienne. Dans une déclaration commune, les dirigeants du Canada, du Royaume-Uni et de la France évoquent des «mesures concrètes» contre Israël si ce dernier ne cesse pas «ses offensives armées et l’instrumentalisation de la famine en Palestine».
Le 7 juin, alors que la ministre des Affaires étrangères du Canada était justement au Royaume-Uni et en France, aucune mesure n’a suivi la déclaration de ces trois États, alors que les attaques, les annexions et le blocage humanitaire mené par Israël se sont intensifiés depuis.
«Un cessez-le-feu est nécessaire et les otages doivent être délivrés. Une solution à deux états doit être instaurée. Le Canada suit avec attention la situation intolérable qui se déroule à Gaza», a simplement laissé tomber la ministre Anita Anand, interrogée par Francopresse en conférence de presse.

Le bateau Madleen de la Freedom Flotilla Coalition a quitté la Sicile le 1er juin avec 12 personnes de diverses nationalités à bord, dont Greta Thundberg. Il a pour mission de «briser le siège» israélien à Gaza et créer un couloir humanitaire. Le 8 juin, Israël l’a intercepté et lui a fait prendre la direction des côtes d’Israël.
Pendant ce temps, un groupe de civils tentent d’agir. Le bateau Madleen de la Freedom Flotilla Coalition a navigué en direction de Gaza avec 12 personnes à bord, dont Greta Thundberg, pour «briser le siège» israélien de Gaza.
À l’automne 2024, la rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens, Francesca Albanese, s’était heurtée aux portes closes du bureau de la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Mélanie Joly, quand elle a souhaité lui demander des actions du Canada pour sauver des vies palestiniennes en jeu.
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L’espoir qu’avait suscité le vote d’une motion non contraignante pour «cesser l’approbation et le transfert d’autres exportations d’armes à destination d’Israël», en mars 2024, est largement retombé. Des permis d’achats et de livraison d’armes et de composants militaires continuent, pointés par plusieurs organismes.