L’année 2024 a été la plus couteuse de l’histoire pour les assureurs canadiens. Elle s’est soldée par une facture de 8,5 milliards de dollars.
D’après les estimations de la firme CatIQ (Catastrophe Indices and Quantification), les évènements climatiques les plus onéreux de l’été 2024 ont été la tempête de grêle de Calgary, les inondations au Québec et dans le sud de l’Ontario, et les feux de forêt de Jasper, en Alberta. À elles seules, ces catastrophes ont couté plus de 7,1 milliards de dollars aux compagnies d’assurance.

Selon Sophie Guilbault, de plus en plus d’assureurs offrent des incitatifs financiers aux propriétaires qui rendent leur maison résiliente aux aléas. Elle évoque l’installation de clapets antirefoulement, de pompes de puisard contre les inondations ou encore de toitures résistantes à la grêle.
Le total des indemnisations pour les sinistres de 2024 s’élève à plus de dix fois le montant annuel versé entre 2001 et 2010 par les assureurs pour des désastres attribuables à des phénomènes météorologiques extrêmes, détaille Craig Stewart, vice-président, Changement climatique et Questions fédérales, du Bureau d’assurance du Canada (BAC).
«C’est une année exceptionnelle au niveau des pertes, et la tendance est très clairement à une hausse rapide depuis 2019», confirme la directrice des partenariats à l’Institut de prévention des sinistres catastrophiques, Sophie Guilbault. Cet organisme a été créé par l’industrie canadienne de l’assurance de dommages.
À l’accumulation des risques climatiques s’ajoute l’explosion des couts d’indemnisation, liée à l’inflation, à la croissance de la population et à la concentration de l’habitat dans des zones surexposées aux aléas.
«La proportion et la densité de la population dans les plaines inondables, le long des côtes ou en lisière de forêts augmentent», appuie Sophie Guilbault.
«C’est un accident historique. Les premiers colons européens ont fondé des communautés près des cours d’eau et, aujourd’hui, on continue de densifier ces communautés alors même que l’on connait les dangers», ajoute le directeur de la recherche en adaptation à l’Institut climatique du Canada (ICC), Ryan Ness.
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Nouvelles constructions tout aussi menacées
Dans son rapport Des risques à nos portes publié le 6 février, l’ICC appelle les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux à encadrer de façon rigoureuse le développement résidentiel et à favoriser les investissements dans le logement et les infrastructures dans les zones à faible risque.
En vertu des règles actuelles d’aménagement trop laxistes, environ 10 % des 5,8 millions de nouvelles habitations prévues au Canada d’ici 2030 seraient susceptibles de se retrouver dans des zones inondables, peut-on lire dans l’étude.
Selon Ryan Ness de l’ICC, il suffirait pour les gouvernements de rediriger un petit pourcentage des nouveaux bâtiments en lieu sûr, loin des risques d’inondations et de feux de forêt, pour prévenir des milliards de dollars de dommages et protéger la population.
Le responsable recommande une révision des programmes d’aide aux sinistrés pour décourager la construction risquée, en rendant inadmissibles à l’aide publique les maisons récemment construites dans les zones les plus à risque.
Environ 10 % des propriétaires en zone à risque sans assurance inondation
En toile de fond se pose la question de la capacité d’assurer les biens et les personnes dans un monde profondément affecté par le dérèglement climatique.

Craig Stewart explique que la hausse des primes d’assurance des dernières années est due à l’accroissement des dommages causés par les catastrophes naturelles, «mais aussi à l’augmentation des couts de reconstruction depuis la COVID-19».
Car pour assurer, il faut à la fois être capable d’estimer la probabilité qu’un sinistre se produise et pouvoir compter sur le fait que tous les aléas couverts ne surviennent pas simultanément.
«Si les catastrophes naturelles deviennent récurrentes, il arriverait un point critique où l’institution de l’assurance pourrait casser et devenir absolument inabordable», prévient Ryan Ness.
L’impossibilité de s’assurer est déjà une réalité pour une partie de la population. Selon Craig Stewart du BAC, à l’heure actuelle, environ 10 % des propriétaires au Canada qui sont exposés à un risque élevé d’inondation n’ont plus accès à une assurance contre ce type de calamité. Cela représente quelque 1,5 million de personnes.
«Les assureurs ont préféré se retirer de certaines régions près des rivières ou proches de l’océan, car la probabilité des risques d’inondation ou de submersion marine est rendue trop élevée», explique le professeur de finance à HEC Montréal et rédacteur en chef du Journal of Risk and Insurance, Martin Boyer.
Craig Stewart craint «que ces cas de figure se multiplient et qu’ils s’étendent à d’autres périls, aux feux de forêt, aux tempêtes, à la grêle».
La possibilité d’être assuré dans les zones à haut risque est de plus en plus compliquée. Ça ne s’est pas trop vu encore, mais il y a toujours une chance que certaines assurances quittent le marché canadien.
Martin Boyer se veut pour sa part plus optimiste : «L’assurance va rester. La grande majorité des territoires peut absorber les risques climatiques. C’est seulement un petit nombre d’individus qui vont subir de fortes hausses de primes.»
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Plus de partenariats public-privé
Les compagnies d’assurance intègrent déjà les changements climatiques dans les tarifs appliqués à leurs clients.

Si les catastrophes naturelles continuent de se multiplier, l’industrie de l’assurance pourrait cesser d’être économiquement viable, prévient Ryan Ness.
«Elles ont toujours fondé leurs calculs sur les sinistres passés, et non sur les menaces futures. Mais ce modèle ne semble plus fonctionner, relève Craig Stewart. Elles cherchent maintenant à incorporer dans les primes la fréquence et l’intensité des aléas qui augmentent.»
Pour mutualiser les couts, le BAC plaide également en faveur de la création de partenariats public-privé s’appuyant sur la garantie financière de l’État. Craig Stewart évoque une association entre les gouvernements et le secteur «pour fournir une assurance abordable aux Canadiens à faible revenu dans les zones à haut risque».
Dans le monde, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande ont mis sur pied de tels partenariats pour couvrir les inondations, les tremblements de terre ou les feux de forêt. Les assureurs demeurent présents, mais en arrière-plan, l’État subventionne les primes afin qu’elles restent abordables.
Dans le budget fédéral de 2024, Ottawa s’est engagé à ce qu’un programme national d’assurance contre les inondations soit opérationnel dans un délai d’un an, mais pour l’instant rien n’a bougé.
Ce type d’assurance publique coute très cher s’il n’y a pas en même temps de stratégie pour réduire les risques liés au changement climatique.
Afin d’éviter l’issue extrême de l’inassurable, les spécialistes s’entendent sur l’importance d’investir massivement dans la prévention. «Autrement, les assurances deviendront inabordables ou impossibles à obtenir d’ici dix ans», tranche Craig Stewart.
Partir «coute moins cher que de reconstruire»
En juin 2023, le gouvernement fédéral a lancé une stratégie nationale d’adaptation aux changements climatiques, «qui n’a malheureusement que peu progressé», déplore Craig Stewart.

Le professeur Martin Boyer n’est pas favorable à la mise en place de polices d’assurance largement subventionnées par l’État dans les zones les plus exposées : «Il y a un aveuglement de la population, les gens doivent accepter de quitter ces territoires.»
«Malgré les milliards de dollars mis sur la table pour la protection contre les aléas, il y a deux à quatre fois plus de demandes de financement que de fonds disponibles», abonde dans le même sens Ryan Ness.
Faire évoluer les codes du bâtiment, financer la rénovation des maisons afin de les rendre plus résistantes au vent, à la grêle, aux inondations ou aux incendies de forêt, «on connait les solutions techniques. Le défi, c’est la mise en œuvre, bien trop lente», affirme Sophie Guilbault, qui parle d’une «responsabilité partagée» entre les pouvoirs publics et les assureurs.
Martin Boyer estime carrément que la meilleure solution consiste à inciter les habitants à quitter les territoires les plus à risque.
«Si l’aléa est certain, les habitants doivent accepter de déménager. Ça coute moins cher que de reconstruire à chaque fois, considère-t-il. L’État les indemnise pour leurs pertes, mais ensuite, ils vendent leur terrain au gouvernement et reconstruisent ailleurs.»
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Efforts timides d’Ottawa
«Il n’y a pas assez d’efforts et d’argent mis sur la relocalisation, car c’est un sujet très controversé et émotionnel», poursuit Ryan Ness.
Sophie Guilbault insiste à cet égard sur le poids du «leadeurship municipal» pour «reconstruire mieux», en particulier durant les «périodes de rétablissement» après une catastrophe naturelle.
Le gouvernement fédéral semble vouloir s’investir davantage sur cette question. Il a récemment revu la façon dont il rembourse les provinces et les territoires après une catastrophe naturelle, en mettant l’accent sur le financement d’initiatives de reconstruction qui tentent d’éviter le même niveau de destruction lors d’un futur désastre.
À partir du 1er avril prochain, Ottawa offrira de rembourser aux gouvernements locaux jusqu’à 90 % de leurs couts de reconstruction s’ils misent sur la mitigation et l’atténuation. Cela pourrait vouloir dire, par exemple, la reconstruction sur un territoire moins sujet aux inondations.
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