Le présent texte fait suite à l’article : Le captage du carbone, comment ça fonctionne?

Le chercheur Martin Brouillette estime que les technologies de capture du CO2 font partie des solutions indispensables pour atteindre la neutralité carbone.
«Ce n’est pas un caprice technologique ou un prétexte pour ne pas réduire les émissions. On a besoin de retirer du CO2 de l’atmosphère, car on a déjà trop émis de carbone», amorce le professeur à la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke, Martin Brouillette.
«Même si tous les pays arrêtaient de bruler des combustibles fossiles et que tout le monde roulait en voiture électrique, ça resterait insuffisant pour limiter le réchauffement et atteindre les objectifs de l’Accord de Paris», ajoute le chercheur.
L’analyste de recherche principal sur le secteur de l’énergie pour l’Institut Pembina, Matt Dreis, partage cet avis : «Le captage est l’un des outils utiles parmi toutes les solutions dont on dispose, en particulier dans les industries lourdes, comme celle du ciment, où il n’y a pas d’autres options, car les possibilités d’électrification sont limitées.»
Les températures très élevées et la vapeur nécessaires à l’industrie lourde sont en effet difficiles à produire à l’aide de l’électricité.
Une technologie avancée pour atteindre la carboneutralité
Les grandes institutions intègrent désormais les technologies de captage et de stockage du dioxyde de carbone (CO2) dans leurs scénarios de neutralité carbone.
En avril 2018, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) jugeait que les technologies de captage et de stockage du CO2 étaient indispensables pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C – aux côtés de solutions naturelles, comme la plantation d’arbres et la préservation des sols ou des océans.
Dans un scénario de mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estimait que, pour atteindre la neutralité carbone, les solutions technologiques devaient arriver à capter 1,6 milliard de tonnes (Gt) de CO2 par an d’ici à 2030 et 7,6 Gt à partir de 2050.
Une avenue qui ne fait pas l’unanimité
Le recours au captage et au stockage du CO2 pour lutter contre le réchauffement reste pourtant contesté. Aux yeux des associations environnementales, ces technologies risquent de détourner les industriels de la décarbonation et de retarder la transition vers les énergies renouvelables.

Pour Julia Levin d’Environmental Defence, les technologies de capture du CO2 ne sont pas une solution à la crise climatique : «Ça prolonge au contraire la dépendance aux combustibles fossiles.»
«Ce n’est pas une solution à la crise climatique. Ça prolonge au contraire la dépendance aux combustibles fossiles et l’industrie utilise ces technologies pour continuer à augmenter la production de pétrole et de gaz», estime la directrice associée et responsable des dossiers climatiques de l’organisme Environmental Defence, Julia Levin.
Elle voit carrément dans la captation du CO2 une «tactique de retardement» de la part de l’industrie pétrolière et gazière canadienne pour ne pas agir sur le front climatique. «Les entreprises ne se soucient pas vraiment de savoir si la technologie va décoller. Certains projets n’ont jamais été conçus pour être fonctionnels. C’est juste du verdissement d’image.»
Dans un rapport publié en novembre 2023, l’AIE a elle-même reconnu que les sociétés pétrolières et gazières doivent commencer à «abandonner l’illusion» selon laquelle la capture de quantités «invraisemblables» de CO2 est la solution à la crise climatique mondiale.
Les opposants craignent par ailleurs d’éventuelles fuites de CO2 lors du transport ou du stockage. «Lorsque le carbone est emprisonné sous terre, il y a notamment un risque d’infiltration dans des aquifères destinés à l’eau potable», relève Julia Levin, qui regrette le manque de règlementation en la matière au Canada.
Dans son rapport sur l’éthique de la géo-ingénierie, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) appelle également à une évaluation approfondie des implications éthiques, sociales et culturelles de la capture et de la séquestration du CO2.
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Des défis qui subsistent
Pour espérer atteindre les objectifs de neutralité carbone, fixés par l’AIE, l’industrie de base devra connaitre un changement d’échelle gigantesque.

Matt Dreis de l’Institut Pembina explique que l’Alberta dispose déjà d’un réseau de pipelines étendu pour le transport du CO2.
«Si certaines technologies sont mures, d’autres n’en sont encore qu’au stade de la démonstration ou du prototype», rappelle Étienne Rainville, directeur des relations avec le gouvernement fédéral chez Clean Prosperity, un groupe de réflexion sur l’économie et les changements climatiques.
La question des infrastructures de transport du CO2 est également cruciale. Elle nécessite de véritables efforts de planification pour construire un réseau de pipelines.
«Au Canada, l’Alberta possède pour le moment le plus grand réseau de pipelines, rapporte Matt Dreis. Cette infrastructure existante est d’ailleurs sous-utilisée et pourrait transporter beaucoup plus de CO2.»
Même chose pour le stockage : repérer un site nécessite des années de travaux et des dizaines de millions de dollars d’investissement. Seules l’Alberta et la Saskatchewan ont pour l’instant réalisé des sondages géologiques complets afin de repérer les meilleurs emplacements sur leur territoire.
À quel prix?
L’évolution du prix du carbone à long terme constitue une autre inconnue, selon Étienne Rainville. L’expert parle d’«incertitude» pour les émetteurs industriels, qui bloque l’avancée des projets.
Aujourd’hui, le prix de la tonne de CO2 sur le marché canadien est «trop bas pour que les projets soient économiquement viables», explique-t-il.

Étienne Rainville, de Clean Prosperity, explique que «l’incertitude» sur le prix du carbone à long terme bloque l’avancée des projets.
Le gouvernement canadien a ainsi créé en 2022 le Fonds de croissance du Canada, doté d’un capital de 15 milliards de dollars. Ce Fonds propose des contrats sur différence qui garantissent aux industriels un prix plancher du carbone pour une décennie ou plus.
En d’autres mots, si la valeur marchande de la capture du carbone tombe en dessous d’un certain prix fixé dans le contrat, le Fonds de croissance paiera la différence.
D’après Environmental Defence, les nouvelles politiques et crédits d’impôt annoncés depuis 2020 par les gouvernements, tant au niveau provincial et territorial que fédéral, se chiffreraient à plus de 55 milliards de dollars en faveur des technologies de capture du CO2.
«C’est un usage incroyablement imprudent de l’argent public. Les compagnies devraient plutôt investir leurs propres bénéfices», considère Julia Levin.
Quoi qu’il en soit, le captage du CO2 n’est qu’une partie de la solution et ne doit pas faire oublier que l’humanité doit avant tout réduire ses émissions de gaz à effet de serre.