le Mercredi 14 mai 2025

La poutine râpée acadienne : le résultat final. 

Photo : Acadie Nouvelle

C’est un pur hasard si deux mets aussi populaires issus du Canada francophone partagent le nom de poutine. C’est d’ailleurs la seule chose – outre la patate – que la poutine québécoise et la poutine acadienne ont en commun. Et encore là, tout un monde sépare la frite de la boulette gluante.

Si vous lisez quelque part que la poutine râpée est le plat «national» de l’Acadie, détrompez-vous! C’est un plat traditionnel acadien, mais uniquement dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, dont la région de Moncton.

Dans ce coin d’Acadie, on la mange n’importe quand, pour les petites ou les grandes occasions. À Noël et pour les pas d’occasions pantoute.

Au fil du temps, elle est tout de même devenue emblématique au pays de la Sagouine. Dans sa mémorable interprétation des Douze jours de Noël (Twelve Days of Christmas), l’ancien groupe acadien Les Méchants Maquereaux reçoit, au premier jour, «un gros mess de poutine râpée».

Douze jours de Noël - Les Méchants Maquereaux

À ne pas confondre avec râpure

Chez Mémère, à Moncton, l’un des nombreux restaurants qui se spécialisent dans la poutine râpée. 

Photo : Marc Poirier - Francopresse

Quelques restaurants ont fait de ce plat leur spécialité. À Bouctouche, où se trouve le vrai Pays de la Sagouine, il y a La Poutine à Léa et La Poutine acadienne. Il y a aussi Saint-Antoine poutine râpée à… Saint-Antoine. À Moncton, Chez mémère poutine & râpée offre la poutine du jour et, pour 25 cents de rabais, la poutine d’hier. Curieux, car certains, comme la chanteuse acadienne Lisa LeBlanc, disent qu’elle est meilleure le lendemain. M’enfin.

Une variante appelée râpure garnit les tables acadiennes de l’Île-du-Prince-Édouard et de la baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse. Il y a aussi des dérivés comme la poutine à trou, d’apparence similaire, mais qui est un dessert.

L’origine du mot poutine? Étrangement, tant pour l’acadienne que la québécoise, certains ont pensé que «poutine» pourrait être une déformation de «pouding», francisation du mot anglais pudding, qui lui-même proviendrait du français «boudin». Mais cette hypothèse ne semble pas tenir la route. La poutine ne fera pas chanter les p’tits Simard.

Une chose cependant est sure : la poutine râpée précède de loin la poutine du Québec, inventée vers la fin des années 1950.

Sur la piste de la poutine râpée

Le père Clément Cormier a tenté de retracer les origines de la poutine râpée à travers divers écrits. 

Photo : École Clément Cormier

Alors, d’où vient la poutine râpée? Vous êtes au bon endroit pour le découvrir.

La référence en la matière est le père Clément Cormier. Il semble en effet être le seul à s’être vraiment penché sur le passé de ce plat de la gastronomie acadienne. Historien et bâtisseur de l’Acadie moderne, il a été, entre autres, le recteur-fondateur de l’Université de Moncton.

Dans le premier cahier de la Société historique acadienne, paru en 1961, le père Cormier signe un article «savoureux» intitulé La poutine râpée, aux yeux de l’histoire. C’est une enquête à caractère populaire, rédigée par cet homme d’Église avec un sourire en coin évident.

Dès le départ, il met cartes sur table : la poutine râpée n’est pas une tradition apportée de la France, car si c’était le cas, on la retrouverait dans les cuisines de toutes les régions acadiennes. (L’écrivain Melvin Gallant, coauteur de La cuisine traditionnelle en Acadie, souligne que la pomme de terre, originaire d’Amérique du Sud, n’a été répandue à grande échelle en France qu’au milieu du XVIIIe siècle, soit bien après que les Français aient colonisé l’Acadie.)

Le père Cormier le confirme, la poutine râpée ne fait pas l’unanimité en Acadie.

Le visiteur de Caraquet ou de Tracadie désillusionne son hôte de Shédiac en faisant la moue devant cette masse gluante ; s’il a le goût du risque, par délicatesse, il acceptera d’y goûter sans trop grimacer.

— Le père Cormier

Ç’a l’avantage d’être direct!

Il en remet plus loin : «Le compatriote de la Baie Ste-Marie regardera avec dédain ces boulettes incolores. […] Il faut le reconnaître : à mesure qu’on s’éloigne de la région monctonienne, notre “mets acadien” perd de son attrait pour devenir objet d’indifférence, de suspicion, de répugnance.» Plus qu’un direct, c’est un uppercut!

Le journaliste Marc Poirier a réinterprété les paroles de la chanson Le pouding à l'arsenic du film Astérix et Cléopâtre pour en faire La poutine à l'arsenic.
Musique : https://www.youtube.com/@MrBrunof32

Plaque qui commémore l’arrivée des familles allemandes fondatrices de la ville de Moncton. Dès leur arrivée, les colons ont planté 200 livres de… pommes de terre.

Photo : Marc Poirier - Francopresse

La filière allemande…

Le père Cormier raconte ensuite dans son récit qu’une Acadienne vivant en Pennsylvanie après la Seconde Guerre mondiale avait offert à manger à deux ex-prisonniers allemands, venus quémander de la nourriture. Elle leur avait servi des poutines râpées qu’elle venait de préparer. À la vue de ces boules de pommes de terre, les deux Allemands se seraient écriés : «c’est notre mets national!»

Ce curieux témoignage amène le père Cormier à se souvenir que la ville de Moncton a été fondée par quelques familles allemandes arrivées – par hasard – de Pennsylvanie – dans les années 1760. La poutine râpée serait-elle germanique? Kaum zu glauben!

En fait, pas si difficile à croire que ça. Il existe un plat très prisé en Allemagne, et ailleurs en Europe centrale et de l’Est, qui ressemble étrangement à la poutine acadienne. Le knödel a plusieurs variantes, mais l’une d’elles consiste en une boule faite d’un mélange de pommes de terre crues et cuites râpées. Qui l’eût cru? La pomme de terre râpée, surement.

Mais… comment le knödel s’est-il transformé en poutine râpée? Poser la question, ce n’est pas toujours y répondre. Mystère et… boules gluantes. Mais on a un indice!

Arrivées de Pennsylvanie, les familles fondatrices allemandes ont eu peine à affronter le premier hiver. Certaines sources avancent qu’elles ont reçu l’aide de Mik’maq et d’Acadiens qui étaient revenus s’établir dans la région après la Déportation. À noter que, dès leur arrivée, les pionniers allemands ont planté 200 livres de… pommes de terre.

Une autre hypothèse veut qu’une fois bien établies, certaines familles allemandes aient embauché des Acadiennes comme domestiques. Celles-ci auraient ainsi appris à faire des knödels qui, au fil du temps, seraient devenus les poutines râpées. L’affaire est ketchup! D’ailleurs, le ketchup ne serait pas une mauvaise idée pour s’initier à la poutine râpée.

Les boulettes allemandes de knödels sont presque les jumelles de la poutine râpée.

Photo : Afrank99 via Wikimedia Commons, Share Alike, 2.5

La poutine à trou est un dessert qui fait l’unanimité en Acadie.

Photo : Dr. Wilson via Wikimedia Commons, Share Alike 3.0. Unported

Toujours est-il que, malgré ses recherches, le père Cormier disait manquer de preuves pour attester hors de tout doute que la poutine acadienne avait des ancêtres dans l’outre-Rhin. Donc, une enquête qui a fait patate?

Mais, entre nous… jusqu’à preuve du contraire, on peut bien y croire.

Avertissement : Exceptionnellement, la présente édition du Rétroviseur est rédigée au «je», pour rendre honneur à cette chouette lettre au passé relativement jeune.

La lettre J a eu une longue gestation avant de venir au monde.

Photo : Wikimedia Commons, domaine public

On ne double jamais la lettre «j». Comme le «i», sa voisine et sœur ainée, on ne lui met pas de point lorsqu’elle est majuscule (à moins qu’on ne l’ait simplement pas trouvé). Ce qui ne fait pas d’elle une minus pour autant. Au contraire!

Elle est un peu princesse : elle n’apparait jamais avant une consonne ou la voyelle «i» — sauf dans des mots empruntés, comme jihadisme — ni à la fin d’un mot (déj ne compte pas). Elle est une des dernières venues de notre alphabet. Histoire de J.

Malgré qu’elle serve d’initiale à tous ces mots jouissifs, et à bien d’autres, la lettre J a été adoptée officiellement dans notre alphabet seulement en 1762, par l’entremise de la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie française.

Dans la préface de l’ouvrage, l’Académie explique que l’ajout du J — ainsi que du U, au même moment — fait partie de changements considérables «que les gens de lettres demandent depuis longtemps».

Le J et le U deviennent alors les 24e et 25e lettres de l’alphabet. La 26e sera le W, quoique, entre vous et moi, il y a anguille sous roche derrière toute cette affaire.

La lettre W n’est toujours pas reconnue par l’Académie française comme 26e lettre de l’alphabet.

Photo : Wikimedia Commons, domaine public

Même si des mots commençant par la lettre W figurent dans le Dictionnaire de l’Académie française depuis la 5e édition (1798), l’Académie n’a pas encore ajouté cette lettre à l’alphabet.

La 8e — et plus récente — édition du Dictionnaire de l’Académie française atteste l’usage de cette lettre, mais souligne, comme dans la 7e édition (1878), que le W n’est utilisé que «pour écrire un certain nombre de mots empruntés aux langues [des peuples du Nord]».

Cela n’a pas empêché le Petit Larousse d’intégrer le W à l’alphabet français en 1948, suivi du Grand Robert en 1964.

Ces dictionnaires ont-ils le pouvoir de décréter l’ajout d’une lettre, même si l’Académie ne l’a pas fait? Pas sûr.

Mais il y a de l’espoir : la 9e édition du Dictionnaire adoptera tout probablement le W. Enfin, c’est ma prédiction. Cette édition est en préparation depuis… 1986. L’Académie a publié par tranches les sections terminées. Elle en est rendue au mot «sommairement».

Quand on est immortels, on peut prendre son temps. J’espère qu’on ne les paie pas à l’heure…

Le J doit tout au I

On a beaucoup écrit sur l’origine du J. Parfois, comme c’est souvent le cas lorsqu’on fouille l’histoire des choses, on trouve des explications différentes, voire contradictoires. C’est le défi de pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie. Je braque ici le télescope sur le Rétroviseur, afin de reculer très loin.

1 Alphabet phénicien, 2 Alphabet grec (ionien, attique et eubéen), 3 Alphabet grec (classique, étrusque), 4 Alphabet latin.

Photo : Wikimedia Commons, Share Alike 4.0 International

Pour faire court (disons, moyennement court), notre alphabet est une modification de l’alphabet latin, adopté par les Romains, et il était lui-même une variation de l’alphabet étrusque tiré de l’alphabet grec, ce dernier étant issu de l’alphabet phénicien (le plus ancien qui mérite cette appellation) qui, en fait, était le résultat d’emprunts et d’inspirations de l’écriture cunéiforme des Sumériens et des hiéroglyphes égyptiens. L’arbre est dans ses feuilles marilon, marilé.

Ni les Phéniciens, ni les Grecs, ni les Étrusques, pas plus que les Romains n’avaient de lettre J dans leur alphabet respectif. Le I était alors suivi directement du K. La naissance du J dans notre alphabet — donc, son jour J — surviendra lors de la… Renaissance. C’est compliqué.

Mais pour tout dire, le J est un rejeton de la lettre I, qui s’appelle le iota chez les Grecs. Et ce sont eux qui ont commencé à utiliser le J à la fois pour le son «i» comme en français et pour le «ye».

Les Étrusques n’ont pas dérogé d’un iota (je m’excuse) à cette façon de faire, pas plus que les Romains, et ensuite les Français.

En France, au Moyen Âge, on a eu tendance à «allonger» le I lorsqu’il était en position prééminente, comme sous la forme d’une initiale. Le J aura différentes prononciations dans d’autres langues. C’est leur droit.

Une lettre, deux pères

La paternité du J est disputée par deux grammairiens européens.

Gian Giorgio Trissino est l’un des deux grammairiens à qui on attribue «l’invention» de la lettre J.

Photo : Vincenzo Catena, vers 1525-1527, au Musée du Louvre, Wikimedia Commons, domaine public

Dans le coin droit, on retrouve Gian Giorgio Trissino, dit Le Trissin, un Italien né en 1478. En 1524, Trissino écrit l’Epistola de le lettere nuovamente aggiunte ne la lingua Italiana adressée au pape Clément VII. Dans cet ouvrage, il crée les lettres J et U. Comme le I qui avait deux rôles, la lettre V était jusque-là utilisée pour représenter deux sons : celui du V et du U.

Dans le coin gauche, on aperçoit un rival de taille : Louis Meigret, un Français né vers 1510 et auteur de la première grande grammaire française. Dans son Tretté de la grammere francoeze, publié en 1550, il fait du I long un J et lui donne la prononciation actuelle [ʒ], comme dans «je suis libre».

Les Français font de Meigret le «père» des lettres J et U, même si son ouvrage parait 26 ans après celui de Trissino. Fake news?

Toujours est-il que certains attribuent à Trissino la forme actuelle du nom de Jésus dans plusieurs langues – dont le français et l’anglais. À l’origine écrit «Yeshua» en araméen, le prénom se transforme en «Iesous» en grec, légèrement modifié à «Iesus» en latin, avec la prononciation «ye».

Donc, Trissino remplace le I de Iesus par le J et Meigret lui donne la prononciation actuelle. Un travail d’équipe. Dans la langue anglaise, on préférera plutôt la prononciation «dj» pour le J, ce qui donnera «djisus». Chacun son truc.

L’alphabet latin est de loin le système d’écriture le plus utilisé dans le monde, soit par environ 40 % de la population mondiale.

Photo : Wikimedia Commons, Share Alike 4.0 International

Malgré «l’invention» du J et du U au XVIe siècle, le I et le V continueront d’être utilisés respectivement pour le J et le U pendant un certain temps.

À preuve, au siècle suivant un certain écrivain du nom de François-Marie Arouet décide de se créer un pseudonyme. Il prend son nom de famille et y ajoute les initiales L. J. (signifiant Le Jeune – pour imiter, croit-on, des auteurs de l’Antiquité, comme Pline le Jeune), ce qui donnerait aujourd’hui Arouet L. J.

Or, comme à l’époque le U et le J sont encore respectivement V et I, Arouet L.J s’écrit en fait AROVET L. I., ce qui donnera l’anagramme… Voltaire. Brillant!

Cette histoire de J m’a quelque peu épuisé. Permettez que je «finis-je» ici?