Les armes à autorisation restreinte, dont font partie la plupart des armes de poing, circulent toujours plus au pays.
En Atlantique, entre 2015 et 2020, leur nombre a bondi de 18,88 % à l’Île-du-Prince-Édouard, de 19,64 % au Nouveau-Brunswick, et de 25,01 % à Terre-Neuve-et-Labrador. En Nouvelle-Écosse, la hausse a atteint 31,30 %, le chiffre le plus élevé du pays. L’augmentation moyenne au Canada s’établit à 24,57 %.
Sur la même période, la proportion de personnes qui possèdent un permis de possession et d’acquisition (PPA) est restée plus ou moins constante : 11,25 % de la population majeure en Atlantique possédait un PPA en 2015, contre 11,19 % en 2020.
Une stabilité semblable à celle observée à l’échelle du pays. Autrement dit, les nouvelles armes en circulation se concentrent entre les mêmes mains.
L’arrivée au pouvoir des libéraux, un déclencheur
«Ce n’est pas un phénomène nouveau. Depuis 2012 déjà, le nombre de ventes d’armes de poing a augmenté en flèche. C’est vrai en Atlantique, mais aussi dans le reste du pays», estime Francis Langlois, professeur d’histoire au Cégep de Trois-Rivières et membre de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal.
«Le Canada est un marché en pleine expansion pour l’industrie de l’armement», indique Blake Brown, professeur d’histoire à l’Université Sainte-Marie d’Halifax et auteur de Arming and Disarming : A History of Gun Control in Canada.
La règlementation qui encadre l’acquisition d’armes à autorisation restreinte est pourtant stricte. Un permis de possession et d’acquisition ne suffit pas pour s’en procurer une.
L’acheteur doit d’abord se soumettre à un contrôle de son dossier criminel et psychiatrique par les autorités. Il doit également enregistrer l’arme auprès de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), alors que les carabines et fusils de chasse sont en vente libre, et ne sont pas répertoriés dans les registres d’état.

Blake Brown est professeur d’histoire à l’Université Sainte-Marie d’Halifax.
«À sa création, le système se voulait dissuasif, long, onéreux et compliqué, pour que ce type d’armes reste rare. Mais finalement, une fois qu’ils ont leur permis, les propriétaires sont prêts à dépenser plus de temps et d’argent pour en avoir», commente Blake Brown.
Plusieurs raisons peuvent expliquer cet engouement d’une partie de la population pour les armes de poing.
«Quand les libéraux sont arrivés au pouvoir en 2015, les gens armés ont commencé à en acheter plus par crainte que les lois changent et que ces armes finissent par être complètement interdites», avance Irvin Waller, professeur émérite en criminologie à l’Université d’Ottawa.
Francis Langlois remarque aussi un changement dans la culture canadienne : «Le discours de l’industrie, “armez-vous pour vous protéger”, s’est ancré dans l’inconscient collectif. […] Au début de la pandémie, il y a eu une ruée vers les détaillants d’armes à feu partout au pays. Si les gens n’ont pas pu en acheter, c’est parce que notre législation est assez stricte.»
«Le gouvernement fédéral les encourage à se précipiter»
En sept ans au pouvoir, le gouvernement libéral a effectivement renforcé la législation.
En 2020, à la suite de la tuerie de Portapique en Nouvelle-Écosse, Ottawa a décrété l’interdiction de 1500 modèles d’armes d’assaut de type militaire.
Deux ans plus tard, en mai dernier, le premier ministre a accéléré la cadence avec l’annonce d’un gel national des armes de poing dans le cadre du projet de loi C-21. Le texte devrait être adopté dès la session d’automne de la Chambre des communes et du Sénat.
Plus encore, le gouvernement fédéral a annoncé le vendredi 5 aout une «interdiction temporaire» de l’importation des armes de poing. S’appliquant aux particuliers et aux entreprises, elle entrera en vigueur dès le 19 aout, et ce, «jusqu’à l’entrée en vigueur du gel national», est-il précisé dans un communiqué.
Le groupe PolySeSouvient, qui représente des survivants et des familles de victimes de violence armée, a salué par communiqué une «mesure importante et novatrice qui ralentira incontestablement l’expansion du marché canadien des armes de poing en attendant l’adoption du projet de loi C-21».
De leur côté, les propriétaires d’armes à feu déplorent cette mesure qu’ils considèrent précipitée.

Kate MacQuarrie est fondatrice du groupe Women Shooters of PEI.
«C’est très frustrant, on se sent continuellement pris à partie, alors sur les réseaux sociaux, dans les discussions informelles, on incite nos membres et nos connaissances à acheter des armes tant qu’il est encore temps», réagit Kate MacQuarrie, fondatrice du groupe Women Shooters of PEI, qui forme des femmes au maniement des armes à feu.
«En s’attaquant aux propriétaires d’armes légales, le gouvernement fédéral les encourage à se précipiter et à acheter tout ce qu’ils peuvent avant qu’il ne soit trop tard», renchérit Tracey Wilson, vice-présidente des relations publiques de la Coalition canadienne pour les droits des armes à feu (CCFR).
À lire aussi : Armes à feu : un consensus politique qui ne règle pas le problème de fond
Les armes à feu, «objets identitaires»
À ces facteurs conjoncturels s’ajoutent des causes plus profondes liées au marketing mené par l’industrie de l’armement depuis le début des années 2000.
«Les armuriers ont créé des besoins en développant constamment de nouveaux modèles avec des styles, des calibres, des types de munitions différents. Ils tiennent les consommateurs en haleine», explique Blake Brown.

Francis Langlois est professeur d’histoire au Cégep de Trois-Rivières et membre de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal.
Un avis partagé par Francis Langlois : «Les armes à feu se sont banalisées, elles sont devenues des objets de consommation comme les autres dont les fabricants font la promotion à travers le cinéma, les jeux vidéos, les réseaux sociaux, en s’associant avec des influenceurs sur YouTube.»
Aux yeux des deux chercheurs, la tradition de chasse dans les régions rurales du Canada atlantique n’alimente pas la hausse notable du nombre d’armes de poing. «Les chasseurs ont un fusil et ça leur suffit, ils n’accumulent pas d’armes pour le plaisir, ils voient ça comme un outil pratique. Il n’y a pas cette obsession du modèle le plus performant», affirme Blake Brown.
«Ceux qui en accumulent sont avant tout des hommes en milieu rural, pour qui ce sont des objets identitaires, associés au patriotisme, voire carrément à la lutte contre l’ennemi», complète Francis Langlois.
Il évoque à cet égard les soldats canadiens qui ont participé aux guerres en Irak ou en Afghanistan. «L’armée a beaucoup recruté dans certaines communautés rurales, notamment en Nouvelle-Écosse, où les opportunités économiques étaient par ailleurs assez limitées, révèle-t-il. Quand ces jeunes reviennent de zones de guerre, ils ont une culture militaire, connaissent le maniement des armes et veulent continuer à pratiquer».
Ces détenteurs d’armes de poing seraient-ils prêts à s’en séparer dans le cadre d’un éventuel programme de rachat? Francis Langlois ne le croit pas : «Ce n’est pas une question d’argent, c’est un objet de pouvoir qui définit leur statut social.»
Au Canada
Selon Statistique Canada, les taux de crimes violents commis à l’aide d’une arme à feu sont plus élevés dans les régions rurales que dans les régions urbaines.
En 2020, 63 % des crimes violents commis à l’aide d’une arme à feu dans les régions urbaines mettaient en cause une arme de poing. Dans les régions rurales, les crimes violents ont été perpétrés le plus souvent à l’aide d’une carabine ou d’un fusil de chasse.
Toujours en 2020, Statistique Canada a dénombré 5955 auteurs présumés d’affaires de crimes violents avec l’implication d’une arme à feu. Près de 87 % étaient des hommes.
Les homicides commis à l’aide d’une arme à feu ont par ailleurs augmenté de 37 % au cours des onze dernières années et les armes de poing étaient les armes les plus couramment utilisées.