Depuis la mort de Georges Floyd aux États-Unis, la colère face au racisme et à la violence policière monte, et dans de nombreux pays à travers le monde, on voit des statues dégradées, détruites. Ce mouvement monumental qui secoue la planète vient d’atteindre l’Île-du-Prince-Édouard.
À Charlottetown, plusieurs citoyens ont écrit au conseil municipal pour demander le retrait du bronze de Sir John A. Macdonald, assis sur un banc à l’entrée de la voie piétonne Victoria Row. Ils considèrent la statue, qui représente le premier premier ministre du Canada, comme un symbole inacceptable et un obstacle au vivre-ensemble.
Les milliers de touristes qui visitent la ville chaque année se photographient aux côtés du personnage qui les accueille depuis 2008.
«Ça ne reflète pas le Canada inclusif dans lequel je veux vivre, un Canada qui reconnait les droits de tous les citoyens, propose une histoire complexe aux touristes, facilite l’émergence d’un récit partagé, acceptable par tous», explique Ann Braithwaite, professeure à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, qui appelle la municipalité à être du «bon côté de l’histoire».
La coordonnatrice d’un programme d’études sur la diversité et la justice sociale se sent injuriée par ce monument au regard de l’histoire et de l’exigence d’égalité.
John A. Macdonald, père de la Confédération qui a pris part à la Conférence de Charlottetown en 1864, est aussi connu pour être l’un des architectes des pensionnats autochtones. Une politique à l’origine d’abus ayant persisté pendant plus d’un siècle.

Rappeler les injustices
Pour des représentants de la communauté micmaque de l’Ile, c’est plutôt en faisant parler la pierre qu’on fera avancer la société.
La directrice de l’organisme porte-parole L’Nuey, Jenene Wooldridge, préfèrerait laisser la statue à sa place et y ajouter un panneau explicatif.
Ce serait une manière d’éduquer les gens sur la véritable histoire du Canada, dit-elle. De leur montrer qui était réellement John A. Macdonald, son racisme, le rôle dévastateur qu’il a joué dans de nombreuses politiques visant à effacer le visage des Premières Nations.
Une solution à laquelle adhère Philippe Brown. «John A. Macdonald fait partie de notre histoire, la ville et l’Ile ont un lien très fort avec lui», rappelle le maire de Charlottetown.
Le cas de John A. Macdonald invite à reconsidérer les limites à fixer à l’effacement des drames du passé, pour en garder la mémoire et en tirer les leçons. «On doit présenter les évènements historiques dans leur intégralité, on ne peut pas dissimuler ceux qui nous gênent», plaide le premier ministre de la province, Dennis King.
Aux yeux de Jenene Wooldridge, John A. Macdonald s’en tirerait presque mieux si on enlevait le bronze et qu’on l’oubliait : «Sans vérité, nous n’arriverons pas à la réconciliation». L’organisme L’Nuey plaide également pour l’installation de davantage de monuments en hommage aux autochtones.
Les statues, «un acte politique et commémoratif»
L’histoire n’est pas éternellement gravée dans le marbre des statues. «Personne ne va oublier John A. Macdonald si on enlève son bronze d’un banc à Charlottetown, affirme Ann Braithwaite. Les musées, les livres d’histoire, les programmes scolaires sont là pour nous rappeler son histoire.» Avant d’insister : «Je ne veux pas me débarrasser du personnage historique, je veux me débarrasser de la statue».
Un avis partagé par Gregory Kennedy, professeur d’histoire à l’Université de Moncton.
Cette sculpture ne représente pas l’histoire en tant que telle, c’est un acte politique et commémoratif, un certain récit voulu par l’élite, analyse l’historien. En voulant la déboulonner, les citoyens ne nient pas l’importance du personnage, mais ils ont le droit d’être en désaccord avec certains aspects sombres de son rôle dans la société.
État des lieux des monuments
Trancher le débat entre l’indispensable transmission du passé et le refus de célébrer les figures d’épisodes indignes nécessite de délimiter une frontière, entre symboles incontournables, ceux qui supposent une information du public et ceux qui constituent une insulte.
«Nous devons nous demander de quel monument on parle, d’où il vient, quelle est sa fonction, ils n’ont pas tous besoin d’être traités de la même manière. Sinon pourquoi ne pas faire disparaitre les pyramides construites par des milliers d’esclaves?» commente Ann Braithwaite. L’essentiel est d’ouvrir le dialogue selon la professeure.
Le retrait de certaines statues suffira-t-il pour effacer les fractures qui divisent la société? «Ça n’est pas suffisant pour réparer le racisme généralisé, les actes cruels, ça ne change pas la brutalité, les préjugés de notre société envers certains groupes, mais c’est un pas dans la bonne direction», assure Gregory Kennedy.
À Charlottetown, la Ville s’est saisie du dossier. Une décision doit être prise lors de la prochaine réunion du conseil municipal le 24 juin. Si la solution de laisser la statue avec un écriteau est privilégiée, Philippe Brown aimerait réunir un comité avec notamment des personnes autochtones pour rédiger la plaque informative.
Le débat risque d’être virulent. Dans la nuit du jeudi 18 au vendredi 19 juin, des individus ont recouvert la statue de peinture rouge.