Le 28 mai, la députée du Nouveau Parti démocratique (NPD) du Nunavut, Lori Idlout, a demandé un débat d’urgence au président de la Chambre fraichement nommé, Francis Scarpaleggia, sur l’annulation pendant la campagne électorale d’un programme de bons alimentaires chapeauté par l’Initiative : Les enfants inuits d’abord (IEIA), créée en vertu du principe de Jordan.
Qu’est-ce que le Principe de Jordan?
Selon l’Encyclopédie canadienne, qu’il s’agit du «principe de l’enfant d’abord, qui garantit que les enfants des Premières Nations peuvent avoir accès aux mêmes services que les autres enfants du Canada».
Le principe de Jordan doit son nom à Jordan River Anderson, un enfant cri décédé à l’âge de 5 ans après avoir attendu d’être approuvé pour des soins à domicile depuis l’âge de 2 ans. Ces soins ne sont jamais arrivés «en raison d’un différend financier entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial».

Lori Idlout a demandé une rencontre avec le président de la Chambre des Communes, Francis Scarpaleggia, pour aborder le sujet, mais le 10 juin, la députée affirmait ne pas avoir eu de réponse.
Si l’IEIA a été prolongée d’un an en mars 2025, le programme de bons a quant à lui été coupé par les libéraux en avril, sans explication.
Il s’agissait d’une aide de 500 $ par mois pour les jeunes de 18 ans et moins, avec un supplément de 250 $ pour ceux âgés de moins de trois ans. Le programme permettait de nourrir plus de 15 000 enfants autochtones au Nunavut, dans le Nord du Québec, à Terre-Neuve-et-Labrador et au Manitoba.
«Ceux-ci risquent maintenant la famine», a dénoncé la députée Lori Idlout, en Chambre.
Interrogée par Francopresse, la ministre des Services aux Autochtones, Mandy Gull-Masty, affirme avoir entendu les déclarations de la députée Idlout.
«C’est un programme essentiel pour les familles du Nord. C’est l’un des programmes que nous sommes en train d’analyser pour voir comment on peut le réimplémenter. C’est l’un des travaux prioritaires de mon bureau», assure-t-elle.
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«Honteux»
«C’est une question importante et vitale», a admis le président Francis Scarpaleggia en Chambre, tout en justifiant son refus de tenir un débat d’urgence en affirmant que tous les critères n’étaient «pas tous» réunis.
Dans une réponse par courriel à Francopresse, Lori Idlout ne cache pas sa colère.
Il est absolument honteux que le fait d’affamer les enfants autochtones ne soit pas une question d’urgence nationale. Ce gouvernement refuse de revenir sur les coupes qu’il a effectuées dans les services dont dépendent les enfants et les familles autochtones.
Joint par courriel par Francopresse, le bureau du président de la Chambre, de son côté, rappelle que «la présidence approuve ou refuse les demandes sans avoir à donner de justification», et ce, même si l’article 52 du Règlement donne, entre autres, des directives quant aux critères selon lesquels la présidence peut évaluer une demande.
Le président doit notamment déterminer s’il s’agit d’une urgence qui ne pourrait être évaluée par d’autres moyens ou qui a déjà été soumise à la Chambre.
La définition de l’urgence
Selon une des anciennes vice-présidentes de la Chambre des communes et ex-députée du NPD, Carol Hughes, désormais retraitée, le fait que la demande de Lori Idlout a été présentée sous le prisme du principe de Jordan a certainement pesé dans le choix du président Scarpaleggia.

Le président de la Chambre des Communes, Francis Scarpaleggia, n’a pas l’obligation de justifier ses décisions en Chambre.
«La députée Idlout a lié les deux, explique Carol Hugues. Ça se peut que le président s’est penché sur le fait que le principe de Jordan avait déjà été abordé [en Chambre] et aurait pu être abordé pendant d’autres discussions.»
Le règlement rappelle que la «motion d’ajournement de la Chambre en vue d’un débat d’urgence ne saurait relancer, d’une part, la discussion sur une question qui a déjà fait l’objet de pareils débats au cours de la même session».
Toutefois, aucune question sur le principe de Jordan n’a été évoquée pendant la session actuelle. Mais la règlementation parlementaire, dit le bureau de la présidence, rappelle que «des demandes de débat sur des situations chroniques ont été rejetées» par le passé.
Dans sa lettre au président de la Chambre, Lori Idlout avance que le gouvernement fédéral ne respecte pas le principe de Jordan, et ce, de façon «chronique». La députée demande au gouvernement canadien de se conformer à l’ordonnance du Tribunal canadien des droits de la personne sur le respect de ce principe.
La réglementation affirme que des référence à un tribunal ou à des groupes de personnes se sont également vus rejetés par la présidence.
Geneviève Tellier, professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, est aussi d’avis que «la question autochtone de l’alimentation, ce n’est pas une nouvelle, c’est quelque chose qu’on sait depuis longtemps».
Si elle voit le sujet de la crise alimentaire qui touche les enfants inuit comme «très problématique, est-ce que ça demande un débat d’urgence?»
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«L’agenda parlementaire ne devrait pas peser dans la décision»
Alors que le gouvernement libéral de Mark Carney tente de faire passer des projets de loi musclés le plus rapidement possible pour la baisse des impôts, la défense, le renforcement à la frontière des États-Unis et un resserrement de l’immigration, le professeur agrégé de science politique à l’Université d’Ottawa, François Rocher, estime que l’agenda parlementaire presse les députés.
Qu’est-ce qui constitue une urgence, demande-t-il?
Le gouvernement a établi comme priorité l’élimination des barrières commerciales internes au Canada. Dans le contexte actuel, on peut considérer que c’est très urgent aussi. En fait, c’est une question de point de vue.
Il affirme également que la députée aurait pu interroger la ministre responsable ou un comité spécial aurait pu être créé pour se pencher sur la question. «Non, elle a demandé que les travaux de la Chambre soient suspendus pendant au moins une centaine d’heures. […] On peut penser que les conservateurs auraient trouvé là une belle occasion de faire dérailler l’agenda du premier ministre.»
Si Carol Hugues admet que «madame Idlout pourrait approcher les autres partis pour demander de faire un débat exploratoire à la place», elle réfute toutefois l’argument de l’agenda parlementaire serré.
«J’espère que ça n’a pas pesé dans la décision, parce que la décision sur chaque enjeu qui est porté devant la Chambre pour une demande de débat d’urgence ou de débat exploratoire devrait être faite sur les initiatives mises de l’avant, pas sur l’agenda.»
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Vers un président non élu?
Dans un communiqué de presse de la fin mai, l’organisme Democracy Watch Canada suggère d’élire une présidence de la Chambre des communes qui ne serait pas issue des députés.
Democracy Watch appelle les dirigeants des partis fédéraux à «tirer les leçons des décisions controversées prises par le passé par les présidents de la Chambre des communes».
L’organisme propose la sélection de la présidence via un «comité indépendant, [qui] ait effectué une recherche publique, basée sur le mérite, d’une liste restreinte de candidats qualifiés ayant une expertise en matière de règles et de procédures parlementaires».
Une suggestion remise en question par le professeur François Rocher : «Donc, si le président n’est pas de la Chambre des communes, on va suivre quel processus pour le démettre de ses fonctions?»
Geneviève Tellier pose aussi des limites : «Ça pose des problèmes en termes de souveraineté du Parlement, qui est libre de faire son choix.»