Publiée en 2014 dans The British Journal of Politics and International Relations, l’étude en question se penche sur les commentaires et la couverture médiatique entourant la nomination de Mark Carney comme gouverneur de la Banque d’Angleterre.
Les chercheurs, Chris Clark et Adrienne Roberts, démontrent que Mark Carney est présenté «comme un superhéros sexy et élégant de la banque centrale, capable de stimuler l’économie britannique grâce à ses pouvoirs monétaires magiques».
Ce narratif, selon eux, contribue à normaliser la domination masculine en économie et en finances. La gouvernance de Mark Carney aurait aussi contribué «à faire taire et en partie à reproduire les schémas d’inégalités de genre dans le secteur financier».
Retournons au début.
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Le Clooney de la finance ou Mark «Clooney»
Depuis janvier, on entend que Mark Carney ne possède ni le charisme ni la beauté de Justin Trudeau. Pourtant, lors de son passage à la Banque d’Angleterre, il était surnommé le George Clooney du monde bancaire.

Mark Carney en 2011, alors qu’il était encore gouverneur de la banque du Canada.
Plusieurs articles de presse faisaient référence «à la personnalité charmante du “nouveau gouverneur tiré à quatre épingles” qui aurait une ressemblance frappante à George Clooney», écrivent les auteurs dans leur étude.
M. Carney a été décrit tour à tour comme une «“idole de cinéma” dotée de qualités messianiques, un “banquier rockstar” et un “père de quatre enfants qui joue au hockey et qui a étudié à Harvard et à Oxford”», ajoutent-ils.
Les politologues citent un article de The Standard de 2013, dans lequel un haut fonctionnaire du Trésor avait témoigné : «Mark Carney incarne “le parfait homme de Davos”».
«À chaque fois qu’un grand sourire blanc marquait les traits indéniablement séduisants de Carney, les députés – tous adultes – semblaient presque rougir», écrivait The Independant.
Et dans The Guardian, Mark Carney décroche le titre de «jeune prince». «Le prince» est, par coïncidence, aussi le titre d’un livre sur Justin Trudeau, écrit par le journaliste canadien Stephen Maher.
Freeland commente l’arrivée de Carney à Londres
Les auteurs de l’étude citent, entre autres, un texte écrit par nulle autre que Chrystia Freeland.
La ministre canadienne actuelle des Transports et du Commerce intérieur – dont la démission des postes de ministre des Finances et de vice-première ministre a fait couler beaucoup d’encre – a longtemps été journaliste.

«Ces commentaires [sur son physique, notamment] normalisent le sex appeal masculinisé de Carney auprès de ses collègues, mais ils naturalisent aussi la dominance des hommes en finances», lit-on dans l’étude. Photo : Julien Cayouette – Francopresse
En 2013, Mme Freeland écrivait pour l’agence de presse Reuters. Elle publie dans le New York Times un article sur l’arrivée de Mark Carney à la tête de la Banque d’Angleterre intitulé «Banker Steps Into the Role of Superhero» [Un banquier entre dans le rôle de superhéros].
Elle parle notamment des «pouvoirs financiers magiques» de M. Carney et de son «charisme de vedette».
Douze ans plus tard, Chrystia Freeland l’a affronté dans la course à la chefferie du PLC, a perdu et a fini par rejoindre le cabinet du nouveau premier ministre. Mark Carney est également le parrain du fils de Chrystia Freeland.
«Alors que les banquiers centraux ont longtemps été dépeints comme de vieux sages qui sont des “oracles” cartésiens, responsables et indépendants, le récit entourant Carney allie de manière exceptionnelle ces traits avec ceux du charme et de l’esprit», écrivent les chercheurs.
Mark Carney, la finance privée et les inégalités de genre
L’étude met de l’avant deux idéaux types de la masculinité à partir desquels est analysé le narratif entourant M. Carney : la «masculinité bourgeoise traditionnelle» et la «masculinité d’affaires transnationale». L’ancien gouverneur aurait des caractéristiques des deux catégories.
Les années qui ont mené à la crise financière de 2008 étaient teintées d’une masculinité caractérisée par une «prise de risque dictée par la testostérone», commentent les politologues. Il y avait donc besoin d’une figure plus «conservatrice et paternelle pour reprendre le contrôle de la folie financière», suggèrent-ils.

Traduction d’un tableau présenté dans l’étude de Chris Clark et d’Adrienne Roberts. Ces idéaux types ont été développés par une poignée de théoriciens.
«Construire des narratifs pour présenter quelqu’un comme le prochain gouverneur de la Banque [d’Angleterre], c’est déjà s’inscrire dans un discours qui vient naturaliser les caractéristiques associées aux hommes et aux femmes», explique l’économiste et professeure associée à la retraite de l’Université Laval Sylvie Morel.
«Ce sont des mythes», ajoute-t-elle. Les crises et la manière dont on les a gérées «ne sont pas réductibles à des comportements individuels». «L’entrée dans la crise, par exemple, n’est pas réductible aux folies d’une masculinité d’affaires transnationale. […] C’est structurel.»
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L’étude conclut aussi que la manière de gouverner de Mark Carney a «contribué à créer un système financier qui accentue les inégalités» économiques entre genres.
D’abord, parce que c’est ce qui arrive généralement lorsque les intérêts de la finance privée influencent l’élaboration de politiques financières. Les chercheurs rappellent ainsi le passage de M. Carney à la banque d’investissement Goldman Sachs.

L’étude cite Andrea Leadsom, qui était député au Parlement britannique et qui avait dit en 2013 que Mark Carney est «assurément ennuyeux malgré son allure de vedette de cinéma».
«Il est difficile de documenter de manière explicite les liens entre Carney et ses anciens collègues de Goldman Sachs, mais selon un ancien banquier d’investissement, la firme jouit d’un pouvoir mondial et de relations influentes sans égal, dont elle tire pleinement parti», écrivent-ils, en citant le livre How Goldman Sachs Came to Rule the World.
Ensuite, parce que Mark Carney «dépolitisait» l’économie. La logique est la suivante : M. Carney misait, selon eux, sur une vision indépendante, neutre et technocratique de l’économie et des finances. Or, ces domaines ne sont pas neutres, car ils ont des incidences souvent disproportionnées sur les femmes. La neutralité de Mark Carney ignorait donc la réalité pourtant genrée de l’économie.
Et enfin, parce que Mark Carney réglait la crise financière d’une manière qui renforce certaines inégalités, par exemple en menant une politique monétaire centrée sur la stabilité des prix et le contrôle de l’inflation, des décisions qui peuvent aggraver les inégalités entre genres, soulignent les politologues.
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L’histoire se répète
«Mark Carney joue beaucoup de sa crédibilité actuellement, il se veut rassurant. On fait beaucoup valoir son expérience, son expertise. Il y a tout le narratif de la rationalité», fait remarquer Sylvie Morel sur l’arrivée de l’ancien banquier à Ottawa, en 2025. «On l’amène un peu comme un sauveur.»
En même temps, il joue de l’autre idéal type lorsqu’il dit : «Je suis capable de montrer de gros bras, je suis capable de parler à Trump, de l’affronter.»
Mark Carney tomberait donc toujours dans les deux idéaux types.
Contrairement à 2013, Mark Carney est désormais engagé dans la vie politique et en campagne électorale : il est scruté. «Il recueille les critiques, observe-t-elle. On dit qu’on ne le connait pas vraiment, qu’il n’est pas clair sur ses actifs financiers […], les histoires avec Brookfield, son incohérence sur la loi 96.»