Jusqu’à présent, Justin Trudeau s’est montré plutôt réfractaire à une intervention fédérale, précisant en conférence de presse le 17 novembre dernier que les mesures de confinement étaient «une question pour les experts médicaux et les autorités provinciales […] Le rôle du gouvernement du Canada est de supporter les provinces dans leurs décisions.»
«Je pense que cette idée d’invoquer la Loi sur les [mesures] d’urgence, ou des directives agressives du fédéral, on n’est pas rendus là, j’espère qu’on ne se rendra pas là et je ne pense pas qu’on va se rendre là», a ajouté le premier ministre.
La Loi actuelle ne permet pas le confinement général
Pour Daniel Béland, professeur au Département de sciences politiques de l’Université McGill, il s’agit d’un «débat qui dure depuis le début de la pandémie. Justin Trudeau, au début de la pandémie, avait demandé aux premiers ministres des provinces s’ils étaient d’accord de mettre en œuvre la Loi sur les mesures d’urgence, et à l’époque ils avaient dit non.»
Le débat est rouvert parce que la deuxième vague a entrainé une grave détérioration de la situation sanitaire dans plusieurs provinces, ajoute-t-il.
Le professeur David Robitaille, de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, rappelle cependant que la Loi sur les mesures d’urgence ne confère pas des pouvoirs illimités au gouvernement fédéral.
Les pouvoirs du gouvernement fédéral sont quand même bien balisés dans la Loi sur les mesures d’urgence. Le gouvernement fédéral ne peut pas faire n’importe quoi. En temps de sinistre, par exemple une pandémie, ce que le gouvernement peut faire c’est d’interdire les déplacements à l’intérieur du Canada ou de l’extérieur du pays vers le pays.
La Loi confère quelques autres pouvoirs au gouvernement fédéral, selon David Robitaille. «Mais, à mon avis, quand les journalistes évoquent un confinement national, dans le sens d’obliger les gens à rester chez eux, fermer des commerces et prendre des mesures très similaires et détaillées comme le font les provinces, la Loi actuelle ne le permet pas», conclut David Robitaille.
En fait, explique le professeur, certains soulignent qu’une des raisons pour lesquelles le gouvernement fédéral n’a toujours pas invoqué la Loi sur les mesures d’urgence est qu’elle ne lui donne pas suffisamment de pouvoirs.

Une application risquée de la Loi
«Le parlement pourrait adopter une loi ou modifier la Loi sur les mesures d’urgence pour permettre au gouvernement d’imposer un confinement national, selon David Robitaille. Il pourrait le faire avec le pouvoir d’urgence, un pouvoir constitutionnel que les tribunaux ont reconnu au parlement et au gouvernement fédéral.»
Les commerces et les écoles sont de compétence provinciale, mais en vertu du pouvoir d’urgence, le gouvernement fédéral pourrait modifier la Loi pour empiéter sur la juridiction des provinces. La Cour suprême a déjà reconnu que le parlement fédéral pouvait, en quelque sorte, suspendre le partage des compétences en temps de crise, rappelle-t-il.
Mais, souligne Daniel Béland de l’Université McGill, le gouvernement de Justin Trudeau est minoritaire et il aurait besoin de l’appui d’au moins un des partis d’opposition pour modifier la Loi.
On peut être certains que le Bloc québécois va s’opposer à ça, probablement que les conservateurs s’y opposeraient aussi. Je ne sais pas pour le NPD, qui a une position différente et tend à supporter le gouvernement fédéral, la centralisation des pouvoirs. Mais ce serait très risqué sur le plan politique pour les libéraux de faire ça. Ce serait risqué au Québec, ce serait risqué dans d’autres régions du pays.

Résistance des provinces
L’opposition la plus forte à l’adoption d’une telle mesure viendrait sans doute des provinces, s’entendent David Robitaille et Daniel Béland.
«Le message que plusieurs provinces ont envoyé, le Québec et l’Ontario entre autres, est qu’elles avaient besoin de plus d’argent du fédéral, de plus d’appui ; mais pas de plus de contrôle», précise David Robitaille.
L’invocation de la Loi serait vue par certains gouvernements provinciaux comme une autre ingérence du fédéral dans leurs champs de compétence, et plusieurs gouvernements provinciaux autonomistes, comme le Québec et l’Alberta, y opposeraient une fin de non-recevoir, ajoute Daniel Béland.
Cela procurerait aussi une autre occasion aux premiers ministres des provinces de «faire bloc» contre Ottawa – une dynamique plutôt inusitée au Canada, mais qu’on a pu observer depuis le début de la crise, soutient David Robitaille.
Si la situation continue à se détériorer dramatiquement, cependant, le soutien populaire à une intervention fédérale pourrait augmenter, et les provinces pourraient céder à la demande populaire ; mais Justin Trudeau n’a aucune intention d’avoir recours à des mesures d’urgence sans le soutien d’une majorité des provinces, poursuit Daniel Béland.
Ce serait dire “on n’est pas capable de régler nos propres problèmes, donc on va appeler Ottawa”. Imaginez François Legault, Doug Ford ou Jason Kenney, ce serait difficile politiquement pour eux de le faire parce que ce serait un constat d’échec.
Des capacités fédérales limitées
Il n’est pas non plus certain que le gouvernement fédéral possède la capacité d’imposer des mesures sanitaires d’urgence – notamment parce qu’il ne dispose pas du personnel spécialisé nécessaire pour gérer une crise sanitaire pancanadienne.
«Je ne suis pas du tout certain que le fédéral serait capable de faire mieux que les provinces parce que la pandémie au Canada a des effets à géométrie variable. Il y a des effets vraiment différents selon les provinces, selon les municipalités, selon la situation géographique, selon la population, selon beaucoup de facteurs», estime David Robitaille.
Pour Daniel Béland, une intervention du fédéral pourrait poser des problèmes.
«Le gouvernement fédéral envoie beaucoup de chèques aux gens, des chèques de pension, des chèques pour les mesures d’urgence, tout ça. Mais en termes de services concrets, sur le terrain, c’est quand même beaucoup plus limité. Et je pense que les provinces ont une plus grande capacité d’agir sur leur propre territoire au niveau local. Je ne pense pas que [le gouvernement fédéral] puisse le faire, il n’a pas la capacité pour le faire sur le terrain», précise le politologue.
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Une mesure qui aurait peu de précédents
Daniel Béland souligne que la Loi sur les mesures d’urgence, adoptée en 1988, n’a jamais été invoquée. Le faire dans la situation actuelle serait une action quelque peu radicale selon lui, puisqu’elle n’a été invoquée ni pour la crise du SRAS en 2003 ni pour la crise du verglas en 1998.
La Loi sur les mesures d’urgence remplace la Loi sur les mesures de guerre, adoptée en 1914, qui elle-même n’a été invoquée qu’à trois reprises : pendant la Première Guerre mondiale, pendant la Seconde Guerre mondiale, et — non sans controverse — pendant la crise d’octobre, ajoute Daniel Béland.
La seule autre fois où le gouvernement fédéral a invoqué son pouvoir d’urgence était dans les années 1970, avec la Loi anti-inflation, explique David Robitaille.
«Le parlement avait adopté la loi sur l’inflation, et là il s’ingérait carrément dans plusieurs domaines de compétence provinciale en matière commerciale. La Cour suprême, à la majorité, avait jugé valide la loi fédérale, justement parce qu’il y avait une crise économique au Canada, et on a reconnu au parlement le pouvoir d’intervenir, même dans des domaines de compétence provinciale, dans la mesure où c’est une crise, et où c’est temporaire», rappelle le professeur Robitaille.