le Mercredi 16 avril 2025
le Dimanche 18 Décembre 2022 6:30 Libre opinion

Quand la transition énergétique se paie en sang

Pourquoi faire confiance à Francopresse.
Mine d’or au Sud-Kivu, République démocratique du Congo. — Photo : Saha Lezhnev Enough Project CC BY-NC-ND 2.0
Mine d’or au Sud-Kivu, République démocratique du Congo.
Photo : Saha Lezhnev Enough Project CC BY-NC-ND 2.0
LIBRE OPINION – Un jour d’aout 1908, peu avant que la colonie «État indépendant du Congo» fût officiellement transférée à la Belgique, Gustave Stinlhamber, le jeune aide de camp de Léopold II, roi des Belges à qui la conférence internationale de Berlin (1884 – 1885) a accordé ce territoire quatre-vingts fois plus grand que sa petite Belgique, se dirige vers l’aile du Palais de Laeken où travaille un ami.
Quand la transition énergétique se paie en sang
00:00 00:00

Tandis que les deux hommes s’approchent d’une fenêtre, Stinlhamber s’assoit sur un radiateur avant de se lever d’un bond : il est brulant. Lorsqu’ils interrogent le concierge, l’explication les laisse interdits : «Désolé, mais on brule les archives de l’État». Selon l’auteur Adam Hochschild, les chaudières restèrent allumées huit jours, transformant en cendres la majeure partie des archives du Congo. «Je leur donnerai mon Congo, avait confié le roi à Stilhamber, mais ils n’ont pas le droit de savoir ce que j’y ai fait».

Un jour de mai 2008, les multinationales Barrick Gold et Banro Corp intentent officiellement une poursuite-bâillon contre l’éditeur Écosociété et les trois auteurs de Noir Canada : pillage, corruption et criminalité en Afrique. Le livre remet en question l’image du Canada «ami de l’Afrique» et interroge la responsabilité canadienne dans des drames humains survenus en sol africain. Les deux compagnies réclament en tout 11 millions de dollars. Elles finiront par l’emporter dans un duel à la David contre Goliath, puisque Noir Canada sera retiré du marché, privant ainsi les Canadiens du droit de savoir ce que les compagnies épinglées auraient ou n’auraient pas fait.

À priori, aucun lien entre la scène qui se déroule à Bruxelles à l’orée du XXe siècle et la saga quasi judiciaire qui, pendant cinq ans, secoua le monde éditorial québécois. Rien n’est plus faux. À un siècle d’écart, pour peu qu’on s’y penche, ces deux situations éclairent le drame qui prévaut en ce moment dans la partie est de la République démocratique du Congo (RDC), ancienne propriété du roi des Belges, colonie de la Belgique jusqu’en 1960.

C’est que depuis 25 ans, les crimes les plus odieux sont commis dans cette région de l’Afrique qui regorge d’immenses richesses minières, cause véritable des guerres cycliques qui participent d’une stratégie à la fois simple et redoutable. Semer la terreur, affaiblir un État coupable d’abriter l’un des principaux coffres-forts du monde, occuper militairement les zones minières et en organiser le pillage sous le regard étrangement impuissant des Casques bleus de l’ONU.

«Du sang dans nos portables»

À la fin du XIXe siècle, la source du drame congolais se résume dans le boom de l’industrie automobile qui voit l’Occident se lancer à l’assaut du latex des forêts tropicales, matière essentielle à la fabrication des pneus. Pour ce trésor, les hommes de Léopold II n’hésitent pas à couper les mains des Congolais qui ne récoltent pas assez de caoutchouc – épisode que j’effleure dans mon dernier roman. Au XXIe siècle, les multinationales y vont selon les besoins dictés par la transition énergétique qui s’impose aux pays industrialisés. Or, l’est du Congo regorge de minerais indispensables à ce virage crucial (cobalt, coltan, lithium, étain, tantale, etc.), lesquels minerais se retrouvent notamment dans nos smartphones, nos ordinateurs portables, mais aussi dans les générateurs des éoliennes et les batteries des voitures électriques. Tous les experts s’accordent à dire qu’à l’échelle globale, leur demande croitra de façon exponentielle au cours des prochaines années.

Mais d’ores et déjà, ces ressources alimentent des circuits mafieux aux ramifications internationales travaillant de connivence avec des groupes armés locaux, mais principalement avec les forces armées rwandaises et ougandaises dont l’implication directe sur le théâtre du conflit a été maintes fois attestée par des ONG et par l’ONU. Le point d’orgue de ces violations répétées de la Charte de l’ONU fut la guerre que s’étaient livrée en juin 2000 ces deux pays à Kisangani, troisième ville en importance du Congo, pour le contrôle des mines de diamants. Et pendant que les prédateurs se repaissent des richesses minières, les civils congolais paient un lourd tribut aux hostilités et embrassent les routes de l’errance. Les prises par les rebelles du groupe M23 appuyés par l’armée rwandaise des localités de Rutshuru et de Kiwanja, fin octobre, de même que les récents massacres de plus de 160 civils dans la localité de Kishishe, en offrent une illustration des plus épouvantables.

«Silence, on viole!»

Entre 1885 et 1908, les crimes de Léopold II, grand chantre du «libre commerce», donnèrent naissance à la toute première campagne internationale pour les droits humains. Des personnalités comme l’écrivain Mark Twain, le diplomate Edmund Dene Morel ou la photographe Alice Seeley Harris y jouèrent un rôle central et dénoncèrent l’hécatombe du «caoutchouc rouge». L’horreur ainsi dévoilée obligea le monarque belge de se dessaisir de «son» Congo au profit de la Belgique.

En 2022, alors que le Qatar est sur le grill pour sa Coupe du monde de football jugée offensante au chapitre des droits humains, le Rwanda du satrape Paul Kagame, prépare en toute sérénité les premiers championnats mondiaux de cyclisme en terre africaine, vantant ses charmes et son «bon climat des affaires». Capitalisant sur la mauvaise conscience d’un Occident qui a failli à empêcher le génocide des Tutsis en 1994, Kagame mène son macabre agenda au Congo avec l’assurance que rien ne se dressera sur son chemin. Que l’Union européenne ait décidé il y a à peine quelques jours de fournir une aide de 20 millions d’euros à son armée pourtant mise à l’index par l’ONU défie l’entendement.

Le ras-le-bol congolais, celui qui l’exprime le mieux, est le docteur Denis Mukwege. Gynécologue spécialisé dans le traitement des fistules traumatiques urogénitales, il dirige depuis 1999 l’hôpital de Panzi. Quand il parle du «viol comme arme de guerre» dans les Kivu, il est en territoire connu. Depuis qu’il a été distingué du Nobel de la paix 2018, on lui déroule partout le tapis rouge, mais pour le Congo et pour les femmes qui affluent dans son hôpital, il réclame une seule chose qui pourrait tout changer : la fin de l’impunité. Il plaide pour un tribunal pénal spécial pour la RDC, à l’image de ceux qui, ailleurs, ont permis aux victimes de soigner leur traumatisme et aux États meurtris par d’inextricables conflits armés de retrouver un semblant de cohésion.

«Brulez ces rapports que je ne saurais voir!»

Le vaillant médecin brandit des instruments qui devraient ôter tout alibi à la communauté internationale. Il s’agit du rapport sur l’exploitation illégale des ressources naturelles de la RDC et du rapport Mapping sur les crimes les plus graves commis en RDC entre 1993 et 2003, publiés par les Nations Unies respectivement le 15 octobre 2002 et le 1er octobre 2010. Ces enquêtes identifiaient les responsables présumés d’une tragédie aux ramifications parfois insoupçonnées et redonnaient de l’espoir à tout un peuple. Hélas, au moment où j’écris ces lignes, le sang congolais continue de couler, Kisheshe compte ses morts, tandis que les deux rapports sommeillent dans les tiroirs du Conseil de sécurité de l’ONU. Face aux efforts soutenus du président rwandais et de ses parrains occidentaux de les faire oublier, finiront-ils en cendres, comme autrefois les archives de Léopold II?

Pourtant, les Congolais ne demandent rien de plus que l’application du droit international. Le même qui vaut à la Russie l’ostracisation (à juste titre), et à l’Ukraine la solidarité des puissances qui répudient le triomphe de «l’état de nature» dans les relations internationales. Avec ou sans l’aide d’alliés extérieurs, les Congolais se savent condamnés à se battre pour préserver le droit de jouir de leur espace vital. Puissent-ils ne pas oublier que sous-traiter leur sécurité nationale par des États pseudoamis est un piège, qu’ils ne pourront pas faire l’impasse sur leurs propres démons, ceux qui fragilisent de l’intérieur un pays aux potentiels incommensurables.

Et puis, il y a nous.

Via la Bourse de Toronto et les fonds de retraite, les REER, les placements publics, etc., les actifs des Canadiens financent certaines sociétés épinglées par les rapports onusiens. Alors que le Canada reste aphone depuis la reprise de la guerre au Kivu, notre devoir citoyen est de refuser de nous détourner du drame congolais. C’est un devoir qui nous oblige. Il nous force à nous questionner sur ce que nous pouvons faire comme consommateur et électeur, face au silence qui entoure des crimes qui auraient entrainé, depuis 1998, la disparition d’un peu plus que la population de la Colombie-Britannique. Des crimes dont les responsables sont connus. Des individus, des compagnies, des États qui se disent intouchables. Je refuse de croire qu’il y a une fatalité à nous faire complices de leur totale impunité.

Blaise Ndala est romancier et juriste. Dernier livre paru : Dans le ventre du Congo (Seuil/Mémoire d’encrier, 2021), Prix Ahmadou-Kourouma, Prix Ivoire, Prix Cheikh Hamidou Kane, finaliste du Prix des Cinq continents de la Francophonie 2021.