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le Mercredi 27 avril 2022 13:00 Libre opinion

Travailler moins pour vivre mieux

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Julie Gillet plaide pour un meilleur partage du temps de travail. — Photo : Ant Rozetsky – Unsplash
Julie Gillet plaide pour un meilleur partage du temps de travail.
Photo : Ant Rozetsky – Unsplash
LETTRE OUVERTE – Depuis quelques mois, la semaine de quatre jours fait couler beaucoup d’encre au Nouveau-Brunswick. Plusieurs entreprises et organismes ont par ailleurs déjà sauté le pas, malheureusement sans toujours mettre en place de réelles mesures visant à effectivement réduire le temps de travail.
Travailler moins pour vivre mieux
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On n’a jamais produit autant et aussi vite qu’aujourd’hui. Pourtant, aucune diminution significative du temps de travail n’a eu lieu depuis des décennies.

Aujourd’hui, la réduction collective du temps de travail nous offre l’opportunité de réfléchir à une meilleure répartition des richesses produites collectivement.

Peu d’améliorations depuis 1960

Entre 1900 et 1960, on a assisté à une réduction draconienne du temps de travail, les semaines de 60 heures réparties sur six jours laissant la place à celles de 37 à 40 heures sur cinq jours. Depuis lors, malgré une forte croissance de la productivité, rien n’a changé : en 2021, la moyenne des heures habituelles d’un travail à temps plein était de 39,9 h par semaine.

Dans certains cas, la réduction du temps de travail crée une précarité économique.

Photo : Elf-Moondance – Pixabay

Cela veut-il dire que le temps de travail n’a pas diminué depuis les années 60? Non. Une réduction du temps de travail a bien eu lieu ces dernières décennies, mais à la place de profiter à l’ensemble de la population, elle a reposé sur les seules épaules de certain·es, aggravant les inégalités.

La question n’est donc pas de savoir s’il faut réduire le temps de travail. Le partage a déjà lieu, avec d’un côté des travailleurs et des travailleuses surmené·es, à qui l’on en demande toujours plus, de l’autre des personnes sans emploi, stigmatisées et maintenues dans la précarité, et au milieu, des personnes contraintes d’occuper des temps partiels.

La question est de savoir comment on veut partager le temps de travail.

À lire aussi : Des entreprises adoptent la semaine de travail de quatre jours (Acadie Nouvelle)

Un resserrement des durées travaillées

Ces dernières décennies, le partage du temps de travail s’est traduit, entre autres, par une augmentation des temps partiels. Ainsi, en 2017, près d’une personne en emploi sur cinq travaillait à temps partiel.

Or, parmi ces personnes travaillant à temps partiel, on retrouve principalement des femmes : une travailleuse sur quatre est à temps partiel, contre un homme sur dix.

Cette répartition inégalitaire des temps partiels a des répercussions importantes sur les revenus des femmes. Au Nouveau-Brunswick, en 2018, les hommes âgés de 25 à 54 ans ont gagné en moyenne 59 900 $, contre une moyenne de 44 900 $ pour les femmes du même d’âge.

Et les conséquences négatives du travail à temps partiel ne se limitent pas au seul salaire : travaillant moins, les femmes gagnent moins, mais elles accèdent également plus difficilement aux postes à responsabilités, restent cantonnées dans certains services, obtiennent moins de promotions, se voient moins souvent proposer des formations, etc.

— Julie Gillet

Leur accès aux aides sociales en cas de perte d’emploi est aussi plus limité et elles ont plus de risques de sombrer dans la précarité à l’âge de la retraite.

Un levier pour l’égalité des genres

Rappelons que les temps partiels sont rarement choisis. Un tiers des travailleurs et travailleuses à temps partiel disent ainsi n’avoir pas pu trouver un emploi à temps plein approprié à cause des conditions économiques, c’est-à-dire parce qu’ils et elles ne trouvaient rien d’autre.

Nous pensons ici particulièrement aux secteurs de la grande distribution, du nettoyage, de la restauration et des services aux personnes, qui regroupent une large majorité de femmes et concernent surtout des emplois peu qualifiés, traduisant les rapports étroits entre aspects genrés et socioéconomiques de cette problématique.

Alors qu’il peut être très difficile de trouver une garderie, certaines mères se voient contraintes à travailler moins.

Photo : Marcin Jozwiak – Unsplash

Aussi, une femme sur quatre à temps partiel évoque les soins à apporter aux enfants pour expliquer son horaire réduit. Là non plus, on ne peut réellement parler de choix, lorsqu’on sait les difficultés rencontrées par les parents pour trouver une place dans un service de garde d’enfant à un prix abordable.

Tout cela pour dire que le temps partiel ne constitue pas une solution en termes d’articulation vie privée/vie professionnelle. Au contraire, il stigmatise encore davantage les femmes sur le marché du travail. Une réduction collective du temps de travail, permettant une diminution du temps de travail des hommes et une augmentation de celui des femmes, apparait comme une meilleure solution.

Et si ce resserrement autour d’une durée de travail plus courte apparait comme un levier essentiel pour lutter contre les discriminations faites aux femmes, il favorise également l’investissement des pères dans la sphère familiale.

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Une solution qui s’impose

Productivité accrue et baisse du taux d’absentéisme pour les entreprises, meilleure articulation vie privée/vie professionnelle pour les travailleurs et les travailleuses, économies au niveau des dépenses sociosanitaires pour l’État : la réduction collective du temps de travail regorge d’avantages très concrets pour toutes et tous.

Travailler moins peut laisser plus de temps pour entrer en relation.

Photo : Hillary Ungson – Unsplash

Mais la réduction collective du temps de travail permet également de redéfinir les contours d’une société plus juste, plus humaine, plus solidaire. Une société où chacun·e a le temps de s’investir socialement et politiquement. Une société où chacun·e a le temps de créer des liens, de nouer des relations fortes et solidaires. Une société où chacun·e a le temps de s’instruire, de s’émanciper, de se reposer ou de s’amuser.

Pour y parvenir et obtenir les effets escomptés, la sociologue Dominique Méda et l’économiste Pierre Larrouturou préconisent, dans leur ouvrage Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail (Éditions de l’Atelier, 2016), la mise en place de semaines de 32 h sur quatre jours : «Si la réduction n’est pas suffisamment importante (moins de deux heures par semaine, par exemple), le travail risque d’être simplement réorganisé, sans donner lieu à une embauche compensatoire», expliquent-ils.

Ils ajoutent : «De nombreuses variantes existent : un weekend de quatre jours toutes les deux semaines, une semaine libre sur cinq, etc. Qu’importe la forme, l’important étant bien entendu qu’il y ait une réduction collective du temps de travail.»

Cette réduction doit être massive, comme nous venons de le voir. Elle doit également faire l’objet d’une concertation sociale : il ne s’agit pas ici d’imposer une nouvelle contrainte, mais de tenir compte des spécificités de chaque secteur.

«La réduction collective du temps de travail telle que nous l’envisageons doit s’accompagner d’une garantie sur le maintien des salaires», poursuivent la sociologue et l’économiste.

L’idée, c’est d’améliorer le confort de vie de chacun, tout en relançant le pouvoir d’achat, et non d’appauvrir encore la population. Enfin, elle doit s’accompagner de mesures d’embauches compensatoires : pas question de simplement demander la même chose, en moins de temps, aux travailleurs. Il s’agit ici de proposer une solution au chômage de masse, pas de détériorer les conditions de travail des salariés.

— Dominique Méda et Pierre Larrouturou dans Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail

Nous sommes ici bien loin des modèles prônés par certaines entreprises désirant se faire un peu de publicité gratuite. La semaine de quatre jours, ce n’est pas «permettre» à son personnel d’en faire autant en moins de temps. La semaine de quatre jours, c’est un véritable projet de société visant à réduire les inégalités.

Construire une société solidaire

La réduction collective du temps de travail n’est pas un concept nouveau. «Les méthodes de production moderne nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité», écrivait déjà Bertrand Russel en 1932 dans son Éloge de l’oisiveté.

«Nous avons choisi à la place le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raisons pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment», enchainait le philosophe.

L’idée n’est donc pas nouvelle, mais elle n’en est pas moins actuelle. À l’heure des replis identitaires, des montées des nationalismes engendrés et nourris par une économie morose, n’est-il pas urgent de proposer enfin des alternatives et un avenir aux jeunes, aux laissé·es-pourcompte, aux pauvres, aux autres – enfin, à tous ceux qui grondent de colère et ne se retrouvent plus dans un système politique et économique qui les accable chaque jour davantage?

N’est-il pas temps de construire enfin ensemble, conjointement et solidairement, la société dans laquelle nous voulons vivre?

Julie Gillet est directrice du Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick et chroniqueuse pour Francopresse. Ses chroniques reflètent son opinion personnelle et non celle de son employeur.