La poésie participe à ce développement identitaire. Elle offre des pratiques pour apprendre à être soi-même autrement et à s’identifier à ses groupes d’appartenance de manière plus souple.
Je vous propose une découverte de poètes contemporains de la francophonie canadienne qui expriment leurs sentiments d’appartenance de multiples façons.
Une pratique d’exploration de soi
Si l’identité est une manière de se penser, elle dépend aussi de l’identification à plusieurs groupes. Or, une francophonie diversifiée amène aussi une multiplicité d’attaches et d’appartenance : aux communautés diasporiques et à la francophonie internationale, comme à l’ensemble des personnes bilingues ou plurilingues ou à des communautés francophones des autres provinces.
On peut ajouter à cela des communautés qui n’ont rien à voir avec l’identité linguistique, comme dans le cas des membres des communautés de la diversité sexuelle et de genre, ou autochtones ; pensons notamment au livre Fif et sauvage de Shayne Michael.
La poésie, comme les autres arts et formes d’expression, participe à ces changements dans les représentations du soi individuel et collectif.
La relation à soi et aux autres des francophones et leurs manières de se les représenter font l’objet de questionnements et d’affirmations multiples chez les poètes. L’écriture poétique est elle-même une pratique d’exploration de soi dans ses relations aux autres, et leurs poèmes présentent et réfléchissent ces représentations et en créent de nouvelles.

Le poète fransaskois Alasdair Rees.
Bien entendu, la poésie et les arts ont toujours présenté davantage que le fait d’être francophone.
À un moment où tant de discussions portent sur les noms à utiliser pour parler de la francophonie et sur les manières pour les communautés francophones de s’ouvrir à ses diversités, les poètes dont je vous parle ci-dessous nous rappellent toute la richesse des vies individuelles et collectives, au-delà de l’identité linguistique, mais qui s’expriment en français.
Ne pas se perdre parmi les autres
Le poète fransaskois Alasdair Rees, qui est né à Edmonton et a passé une partie de son enfance en Ontario, a été le premier poète lauréat jeunesse de la Saskatchewan en 2019. Il écrit en français et en anglais, et mène aussi des projets artistiques multidisciplinaires.
Dans son recueil en français Mon écologie, il se demande :
Comment faire
Pour ne pas disparaitre
Dans les vies des autres? (p. 19)
Les poèmes du recueil montrent la place dans l’identité de l’apparence, de l’appartenance, du désir d’être soi-même et aussi de cette part de soi qui échappe à soi-même.
Rees n’affirme pas : il questionne les apparences et place la perception au sein de ses poèmes ; il questionne les possibilités de l’imaginaire et renverse sa perspective pour faire place à celles des autres.

La poète et dramaturge franco-ténoise Amber O’Reilly.
Écrire après le déplacement
Je pense aussi à la poète et dramaturge franco-ténoise Amber O’Reilly, qui est désormais établie à Winnipeg, mais qui a vécu un peu partout au Canada.
Dans Boussole franche, où ses déplacements rythment sa réflexion ses expériences, elle détaille les manières dont elle est renvoyée à sa condition. Objectifiée et ciblée en tant que femme, elle réclame les possibilités de vivre son désir sans y être réduite.
De passage à Montréal, elle revient sur son engagement au sein de la francophonie canadienne, sur les attentes placées sur les jeunes leadeurs et sur les lieux qui l’ont menée jusqu’au Québec. Elle cherche à se fondre dans une ville où elle est toujours comprise comme étrangère :
j’avais choisi de voyager
me dénouer d’une vie
structure rigueur engagement
confiance épidermique
tenter l’immersion complète
dépendre de mon corps sous l’eau (p. 89)
Une autre vie y semble possible, une coupure dans le tissu de ses expériences et appartenances passées. La poésie vient après des moments difficiles vécus à Montréal, mais aussi après un tricotage de nouvelles mailles dans sa manière d’être elle-même. Cela semble permettre à la narratrice du recueil de raccommoder ce tissu.

Chloé LaDuchesse a été poète lauréate du Grand Sudbury 2018 à 2020.
Entre disparaitre et combattre
Passée du Québec à Sudbury, où elle a été poète lauréate de 2018 à 2020, Chloé LaDuchesse donne une place dans son recueil à la boxe, à l’amitié, et surtout à l’expérience vécue du regard porté sur les femmes.
Un voyage qui la ramène au Québec est l’occasion de retracer une série de parcours cahoteux, pleins de soubresauts et de heurts, mais suivis avec fermeté. Par exemple, vers la fin de son recueil Exosquelette, elle écrit :
mes gènes improbables mes cicatrices obtuses
sont exactement là où je les avais laissés
quand je déambule je me mêle aux autres
pareilles comme moi
les calico écailles de tortue les chattes d’espagne
mes taches de naissance
me camouflent mieux
qu’elles ne me distinguent (p. 115)
Elle présente son identification en tant que femme comme vécue plutôt que choisie, parfois même soufferte comme une perte de soi, une disparition.
L’identité et le sentiment d’appartenance apparaissent dans ses relations à des amies plutôt que dans une représentation d’un soi clairement délimité.
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Bathélemy Bolivar, poète, fondateur de l’École haïtienne sans frontières et enseignant en sciences physiques.
Une tendance bien ancrée chez les poètes
Bathélemy Bolivar, fondateur de l’École haïtienne sans frontières et enseignant en sciences physiques, établi au Manitoba depuis 2002, réclamait dans un recueil publié il y a une dizaine d’années, Tempo, une liberté d’être soi en relation à l’hospitalité qui reste à renouveler :
je reviendrai mettre
les vagues à l’heure
rejouer les mots que j’emprunte
de toi, d’elle, de vous
qui m’avez tendu la main
sans exiger de transit vers l’identité
ni de compte à renouveler (p. 22)
Les poèmes de Bolivar montrent les liens entre les corps et les éléments, entre les mots et les saisons, faisant ressentir un changement qui se vit mieux accompagné par un «toi» qui n’est pas identifié, mais est clairement aimé.
Ces manières de s’identifier et de penser son appartenance ne sont donc pas si nouvelles. On les retrouve depuis longtemps dans les poèmes de Rose Després en Acadie ou de Lise Gaboury-Diallo au Manitoba.
Le plus important est peut-être qu’aucun des passages que je relaie ici n’a de rapport avec la francophonie.
Cette poésie francophone montre les difficultés et les violences qui viennent avec le fait d’être associé à un groupe. Et surtout, elle s’inquiète, s’occupe et prend soin des possibilités ouvertes pour une identification et une appartenance à plusieurs groupes.
Titres mentionnés :
Bathélemy Bolivar, Tempo, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2013.
Rose Després, Vraisemblable, Sudbury, Prise de parole, 2013.
Lise Gaboury-Diallo, Transitions, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2002.
Chloé Laduchesse, Exosquelette, Montréal, Mémoire d’encrier, 2021.
Shayne Michael, Fif et sauvage, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2020.
Amber O’Reilly, Boussole franche, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2020.
Alasdair Rees, Mon écologie, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2021.
Jérôme Melançon est professeur agrégé en études francophones et interculturelles ainsi qu’en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconciliation, l’autochtonisation des universités et les relations entre peuples autochtones et non autochtones, sur les communautés francophones en situation minoritaire et plus largement sur les problèmes liés à la coexistence. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie (Metispresses, 2018). Il vient de publier le recueil En d’sous d’la langue aux Éditions Prise de parole à Sudbury.