N’importe quel Canadien en quête de productions audiovisuelles francophones sur une plateforme de diffusion en continu en a fait l’amère expérience. La recherche peut être longue et souvent infructueuse avant de dénicher un film. Les quelques pépites présentes sont enterrées dans les tréfonds des sites, cachées sous une masse de titres anglophones ou même en d’autres langues.
Sur les Netflix, Crave et Amazon Prime de ce monde, «si je veux voir un film en français produit au Canada, je vais vite trouver que l’offre est plutôt limitée», confirme Catalina Briceno, directrice de l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
«Le catalogue s’est un peu enrichi, mais les films ne sont pas visibles et mis en valeur. Ils ne sont pas suggérés et il est presque impossible de tomber dessus par hasard», renchérit Lucile Ouriou, auxiliaire de recherche à la Chaire UNESCO en communication et technologies pour le développement.
Autrement dit, ils ne sont pas découvrables. Il en va de même pour la musique d’artistes franco-canadiens sur les services de lecture en continu comme YouTube, Spotify ou Deezer.
Cette année, près de 100 millions de pistes musicales et 6 millions de balados sont disponibles sur Spotify, mais les contenus francophones sont totalement noyés «dans une suroffre», regrette Catalina Briceno.
Les algorithmes tout puissants
Selon la directrice générale de l’Alliance nationale de l’industrie musicale (ANIM), Clotilde Heibing, l’invisibilité de la francophonie, encore plus en situation minoritaire, reste une question d’algorithme : «Nous sommes défavorisés, car nous échappons à l’algorithme des plateformes, nourri en anglais depuis Toronto pour une consommation en anglais.»
Une fois défini, l’algorithme s’alimente tout seul et recommande aux utilisateurs ce qui fonctionne le mieux, explique Clotilde Heibing.
«C’est un modèle économique qui n’est pas là pour défendre la création musicale, mais pour monétiser du contenu», poursuit la responsable. En toile de fond se pose la question de la valorisation et de la représentation de la diversité culturelle.
Avant même l’algorithme, la directrice générale de l’Alliance des producteurs francophones du Canada (APFC) pointe, elle, les rapports entre les plateformes et les maisons de production locales.
«Le premier problème reste que les plateformes n’achètent pas ou presque pas les droits de productions francophones et n’en produisent pas. Ça ne les intéresse pas», relève Carol Ann Pilon de l’APFC.
Pour tenter de changer la donne, le ministre de la Culture du Québec, Mathieu Lacombe, a fait part en début d’année de sa volonté d’adopter une loi afin d’augmenter la présence de contenus québécois sur le Web.
Aucun détail n’a encore été révélé, mais le 27 mai, lors d’une rencontre du Groupe de réflexion de l’UNESCO sur la diversité des expressions culturelles dans l’environnement numérique, le ministre a invité citoyens et organisations de la société civile à déposer des mémoires sur le sujet d’ici le mois de juillet.
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Initiatives ailleurs dans le monde
La Convention de l’UNESCO, dite «Convention sur la diversité culturelle», signée par le Canada, autorise les États à taxer les plateformes étrangères pour réinvestir l’argent dans la production locale.
Ce traité international légitime également la volonté des États de protéger leur culture par des quotas ou tout autre dispositif.
En 2018, l’Union européenne a adopté sa propre directive sur les services de médias audiovisuels. Elle oblige chaque pays membre à légiférer pour imposer une double contrainte : les plateformes numériques étrangères doivent proposer un minimum de 30 % de contenu européen dans leur catalogue tout en le mettant en valeur.
La France a placé la barre encore plus haut avec 60 % de titres européens et 40 % de titres en français.
Besoin du fédéral
L’annonce du gouvernement québécois fait suite à la publication d’un rapport sur «la souveraineté culturelle du Québec à l’ère du numérique».
Dans ce document, quatre experts concluent que le Québec a le pouvoir d’encadrer le contenu francophone sur les plateformes. Ils considèrent en outre que «la mise en place de quotas de contenus d’expression originale de langue française pourrait éventuellement être envisagée».
«C’est un mal nécessaire. Jusqu’alors, il n’y avait rien pour favoriser la diversité des contenus et contraindre les géants numériques à financer le cinéma local», considère Lucile Ouriou.
Carol Ann Pilon salue également l’initiative, mais s’inquiète du sort des communautés francophones en situation minoritaire : «Il ne faut pas les laisser sur le bord du chemin. Pour s’assurer qu’elles ont accès à des contenus francophones de qualité, ça prend quelque chose du fédéral.»
L’an dernier, Ottawa a franchi un premier pas en adoptant la Loi sur la diffusion continue en ligne. Ce texte vise notamment à obliger les plateformes numériques à promouvoir le contenu canadien et à y contribuer.
Dans la foulée, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a lancé un processus de consultation, avec l’industrie culturelle notamment, afin d’assurer la mise en œuvre du texte.
«Nous travaillons très fort pour que la nouvelle règlementation sur la radiodiffusion s’impose aux plateformes étrangères, car ce sont les premières à bénéficier du marché canadien», souligne Carol Ann Pilon.
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Mise sur pied de fonds de financement
L’APFC réclame, entre autres, la constitution d’un fonds de soutien à la création culturelle canadienne auquel les plateformes étrangères – celles qui empochent plus de 10 millions de dollars par an – seraient obligées de contribuer à hauteur de 5 % de leurs revenus canadiens.
De ce fonds, 40 % seraient investis dans la création francophone, dont 15 % spécifiquement à la production en milieu minoritaire. Le CRTC doit rendre sa décision cet été.
Du côté du secteur musical, l’ANIM sollicite aussi l’institution d’un fonds alimenté par les plateformes en fonction de leur chiffre d’affaires.
«Augmenter la découvrabilité ne sera jamais assez; on doit aussi augmenter la capacité financière des artistes», plaide Clotilde Heibing.
Aide à la découvrabilité
En septembre, l’Alliance nationale de l’industrie musicale (ANIM) ouvrira trois guichets uniques – en Acadie, en Ontario et dans l’Ouest – pour aider les artistes francophones à améliorer la découvrabilité de leurs œuvres sur internet.
Des professionnels les formeront à saisir les métadonnées de leurs compositions. Ils percevront ainsi des droits d’auteurs et leur musique sera mieux référencée.
«Beaucoup d’artistes ne font pas ce travail par manque de connaissances et de temps, regrette la directrice générale de l’ANIM, Clotilde Heibing. On veut démystifier les choses, leur montrer que ça n’est pas aussi compliqué que ça parait.»
Inviter aussi les jeunes spectateurs
Cependant, mettre Netflix, Amazon ou Disney à contribution pour produire et présenter du contenu en français au Canada demeurera insuffisant si le public n’est pas au rendez-vous. Lucile Ouriou constate à cet égard l’ambivalence des jeunes francophones : «Ils manifestent un intérêt très fort pour du contenu local alors que dans la pratique, ils en regardent très peu.»
«C’est un gros défi, il faut réussir à imaginer des contenus qui reflètent la réalité des enfants et des adolescents en situation minoritaire», reconnait la vice-présidente contenus et productions de la chaine de télévision éducative TFO, Sonia Boisvert.
Pour modifier ces habitudes de consommation, les spécialistes interrogées invitent à remettre la culture francophone au cœur des écoles. Cela permettrait, selon Sonia Boisvert, de «forger leur identité, leurs gouts et leurs références culturelles dès le plus jeune âge».
Catalina Briceno abonde dans le même sens : les lois ne peuvent pas tout. «C’est le rôle des familles et de l’école d’offrir un accès à la culture et aux arts francophones», insiste l’universitaire. Organisez des tournées scolaires, invitez des artistes; les solutions existent. Il reste à les mettre en œuvre.
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