Les audiences qui se sont tenues fin septembre devant la Cour fédérale ramènent à l’avant-scène une saga qui dure depuis 10 ans à Terre-Neuve-et-Labrador.
Le Conseil scolaire francophone provincial (CSFP) affirme que Patrimoine canadien n’a pas respecté son obligation de consulter la communauté francophone, comme l’exige l’article 43 de la Loi sur les langues officielles.
En 2015, le CSFP avait déposé une plainte auprès du commissaire aux langues officielles, qui avait conclu en décembre 2016 qu’elle était fondée. L’affaire a ensuite été portée devant la Cour fédérale pour contraindre Patrimoine canadien à respecter ses obligations.
La Cour devra également trancher sur une question constitutionnelle : Patrimoine canadien manque-t-il à ses obligations en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés? Cet article impose notamment de consulter les parents ayants droit et de fournir des fonds suffisants pour garantir une éducation de qualité équivalente dans la langue de la minorité.
Finalement, Patrimoine canadien n’aurait jamais demandé de comptes au gouvernement provincial afin de s’assurer que les fonds destinés à l’éducation en français avaient bel et bien été versés au CSFP, argumente ce dernier.
Patrimoine canadien s’est engagé à verser annuellement 1,3 million de dollars à Terre-Neuve-et-Labrador dans le cadre du Protocole d’entente de 2013-2018. Une entente entre le fédéral et chaque province et territoire pour financer l’enseignement de la langue de la minorité et l’enseignement de la langue seconde.
Pas de consultation de la communauté : la Charte enfreinte?
Fin septembre la Cour fédérale, le Conseil scolaire francophone de Terre-Neuve-et-Labrador a avancé qu’il n’a jamais été consulté par Patrimoine canadien sur les besoins de la communauté francophone de la province. Par conséquent, les fonds versés sont inadéquats et ne répondent pas aux besoins réels de cette communauté.
Dans son mémoire de défense en Cour, Patrimoine canadien affirme de son côté que la Loi sur les langues officielles ne prévoit «aucune obligation de mettre sur pied une consultation à chaque fois qu’une décision ou initiative est susceptible d’affecter ou d’intéresser une [communauté de langue officielle en situation minoritaire]». Une telle obligation serait «excessivement lourde», dit le ministère.
Selon la défense de Patrimoine canadien, il s’agirait plutôt de «consultation à haute échelle». Les fonds de Patrimoine canadien sont «limités» et servent aussi à d’autres provinces et territoires. Le pouvoir fédéral de dépenser est un «pouvoir discrétionnaire», ajoute-t-elle.
Cependant, dans l’affaire Arseneault-Cameron, la Cour suprême du Canada a statué que le pouvoir discrétionnaire du gouvernement doit considérer le rattrapage à faire pour le financement de l’éducation des francophones, rappellent les représentants du conseil scolaire. es détenteurs de droit sont «les mieux placés pour identifier les besoins locaux».
Patrimoine canadien renvoie également la balle à la province, en affirmant que l’obligation de consultation incombe «seulement» aux provinces et territoires et non au gouvernement fédéral.
«Presque impossible de retracer» l’argent de Patrimoine canadien
L’autre pomme de discorde concerne le fait que le Conseil scolaire déplore depuis 10 ans que l’entente entre la province et le fédéral ne contienne aucun «mécanisme clair» de reddition de compte, ce que demande pourtant la Loi sur les langues officielles.
Le Conseil demande plus de 2 millions de dollars de réparation, car il affirme que Patrimoine canadien a dédié la vaste majorité des fonds en respectant uniquement le «seuil minimal».
Roger Paul, ex-directeur général de la Fédération nationale des conseils scolaires francophones désormais à la retraite, raconte en entrevue avec Francopresse que la Fédération avait embauché un chercheur pour analyser «tous les rapports des ministères de l’Éducation des provinces et territoires».
Celui-ci avait conclu qu’il était souvent impossible de retrouver des détails importants et de savoir concrètement où allait l’argent.
Il est difficile et presque impossible d’obtenir, de retracer beaucoup de détails parce que tout est caché dans les grandes rubriques des rapports que Patrimoine canadien fournit au ministère de l’Éducation
Il affirme que le «manque de transparence» est aussi dû aux formulaires de reddition de comptes, qui sont «très généraux».
L’ancien responsable a comparu devant le Comité sénatorial permanent des langues officielles «à maintes reprises» pour dénoncer ce manque de transparence. Ce problème fait l’objet des «mêmes revendications» depuis une trentaine d’années. Un mémoire datant de 1996 intitulé Où sont passés les milliards? faisait déjà état de ce que Roger Paul qualifie de «crise» sur la reddition de compte.
Ce dernier partage un grief avec le CSFP, qui affirme que les fonds fédéraux financent souvent des «opérations régulières», comme l’embauche et le salaire des enseignants.
«Ça, ça relève du ministère de l’Éducation. Les fonds [fédéraux] devraient servir pour des opérations qui vont au-delà des opérations régulières, tout ce qu’on peut faire pour améliorer la construction identitaire», dit Roger Paul.
La date du dépôt du jugement n’est pas encore connue.
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