Leurs noms l’évoquent clairement : Le Moniteur, La Survivance, Le Droit, Le Devoir, Le Patriote. Leurs devises aussi : «Dieu et mon droit», «L’avenir est à ceux qui luttent».

Le professeur Marc-François Bernier de l’Université d’Ottawa.
Ces médias se sont-ils affranchis de leur mission fondatrice de défense des intérêts de la population francophone? Pour le savoir, le professeur Marc-François Bernier de l’Université d’Ottawa a posé la question directement à des journalistes, en 2009-2010.
Lui-même ex-journaliste, il a observé qu’«on sent qu’il y a une pudeur à admettre le rôle de promoteur, de défenseur de certaines causes. Une sorte de dilemme moral qui se pose. [Les journalistes] savent très bien que c’est contre les normes, surtout s’ils font de l’information».
Aujourd’hui encore, ces journaux ont pour mission de servir une minorité linguistique. Pour les 80 ans du Courrier de la Nouvelle-Écosse, le rédacteur en chef soulignait que «la mission est toujours restée la même, soit de développer les liens entre les communautés acadiennes et francophones de la Nouvelle-Écosse et de promouvoir leurs intérêts».
Dans le même esprit, Agricom a pour vocation de défendre et de promouvoir les intérêts des agriculteurs franco-ontariens. Le Moniteur acadien se veut depuis plus de 150 ans «une presse libre, indépendante, neutre», aussi axée sur le développement positif de nos communautés».
Même lorsqu’ils sont la propriété d’un organisme de représentation francophone, ces médias se disent le reflet de leur communauté, animés par des journalistes professionnels, indépendants dans leur structure éditoriale.
Consultez le dossier spécial sur le rôle des médias communautaires dans les luttes scolaires
Le point de vue de Marc-François Bernier
Dans son étude, Marc-François Bernier a constaté que les journalistes déclarent respecter les normes professionnelles et la neutralité, mais aussi qu’ils deviennent plus engagés dans certaines causes.
«Il y a plusieurs types de journalismes. Il y a des journalismes qui visent avant tout à informer, mais il y en a qui ont la volonté de faire la promotion, d’aider à la communauté aussi.»
Il cite la cause de l’hôpital Montfort d’Ottawa, seul hôpital universitaire de langue française en situation linguistique minoritaire du Canada, qui était menacé de fermeture en 1997. Il y a aussi l’Université de l’Ontario français, dont l’ouverture a failli dérailler en 2018 à cause de la suspension inopinée de son financement. Dans ces deux cas, «des médias, des journalistes, dont la job était d’informer les gens, sont montés au front.»

François Gravel, éditorialiste et responsable de contenu à l’Acadie Nouvelle.
Le point de vue de François Gravel
François Gravel, éditorialiste et responsable du contenu au quotidien Acadie Nouvelle, croit que les médias peuvent être acteurs, mais aussi des «chiens de garde à travers les éditoriaux et les chroniques que nous publions».
Il ajoute que la politique d’information de l’Acadie Nouvelle prévoit que «le journal doit être le promoteur et le défenseur des droits acquis par la communauté acadienne au fil des ans, tant sur le plan politique que social.»
C’est dans les éditoriaux que cette politique se reflète surtout et, par la force des choses, dans les choix éditoriaux. «Choisir de consacrer la une et plusieurs pages du journal au combat de citoyens qui veulent empêcher la fermeture de leur école est un choix éditorial, même si les textes en tant que tels respectent toutes les normes journalistiques.»

Julien Cayouette, directeur de l’information du journal Le Voyageur.
Le point de vue de Julien Cayouette
Pour Julien Cayouette, directeur de l’information du journal Le Voyageur, en Ontario, le rôle d’un média en situation minoritaire est de présenter sa communauté sans éviter les sujets délicats. «Mais c’est aussi de faire la promotion du français et d’encourager ses lecteurs à l’utiliser et à participer à la culture qui l’enveloppe», souligne-t-il. Il ajoute : sans francophonie, pas de lecteurs.
Chaque chose à sa place, croit-il. «Les articles doivent rester neutres et présenter des faits pour alimenter les opinions. Éditoriaux, chroniques et courriers des lecteurs permettent de demander et de revendiquer.»

L’historien Laurent Poliquin.
Le point de vue de Laurent Poliquin
Au doctorat, Laurent Poliquin a étudié les journaux du Canada français en milieu anglodominant, de 1912 à 1944. Partout, et de façon très nette, la cause canadienne-française était clairement au centre de la couverture, et bien au-delà de l’éditorial ou de quelques articles. «Le journal était teinté de ces sujets-là, partout, partout. Dans la section des sports, dans les chroniques pour la jeunesse… Le combat s’immisçait partout.»
Il observe une situation semblable, aujourd’hui. «On regarde dans le passé et on peut se demander : “est-ce qu’on est en train de faire la même chose”», se questionne-t-il. Il analyse le choix des mots, les tournures de phrase, le choix des sujets. Il se désole : «Je suis intéressé par l’actualité, pas les orientations idéologiques du journal.»
Une francophonie en mutation
Depuis plus de 20 ans, les chercheurs observent la transformation démographique des communautés francophones en situation minoritaire. Dans les écoles de langue française, l’élève type n’est plus né de parents canadiens français et ne parle plus nécessairement le français chez lui.
En octobre 1999, par exemple, le mathématicien Charles Castonguay relevait que le remplacement intergénérationnel de la langue maternelle française «laisse clairement voir une incapacité des francophones hors Québec à transmettre en nombre suffisant la langue française à leurs enfants» [cité dans Couture 2001].
Ce déclin s’explique notamment par le vieillissement des populations francophones ainsi que par le fait que les parents ne partagent pas toujours la même langue maternelle. Par exemple, en 2014-2015, près des deux tiers des élèves fréquentant les écoles franco-manitobaines étaient issus d’une famille exogame, relèvent les professeurs Raymond-M. Hébert et François Lentz. Pour nombre d’entre eux, le français occupe un espace résiduel dans leur vie à l’extérieur de l’école.
La francophonie compte sur un influx généré par l’immigration. «Nous pouvons maintenant compter ces immigrants francophones récents […] par milliers plutôt que par centaines», poursuivent les professeurs Hébert et Lentz. En 2016, ils représentaient 12,5 % de la population francophone du Manitoba, par exemple.
Transformations linguistiques
Déjà, il y a plus de 20 ans, Charles Castonguay s’inquiétait du phénomène, en le qualifiant de difficile au Nouveau-Brunswick et de catastrophique ailleurs. Le journaliste André Nadeau aurait-il nourri sa crainte? Dans une entrevue à l’émission Ontario 30 de Radio-Canada, en 2000, il révélait que «30 % des francophones, c’est-à-dire des gens qui parlent le français à la maison, ne sont pas intéressés par quoi que ce soit en français.»
Les associations comme la Fédération de la jeunesse canadienne-française s’attaquent à ces phénomènes de décrochage culturel, souvent reprochés, parfois décriés. Elle lutte notamment contre l’insécurité linguistique, cette crainte de ne pas respecter une norme, qu’elle soit française ou québécoise, qui devient ultimement un obstacle à l’utilisation du français. Dans une stratégie nationale pour la sécurité linguistique, la Fédération vise à bâtir la confiance, la résilience et la fierté dans l’expression des accents et du français.
Même le transport scolaire
L’éditorialiste et directeur du contenu François Gravel consent que l’Acadie Nouvelle accorde une grande importance aux dossiers qui touchent les communautés acadiennes. Il estime que la couverture de l’Acadie Nouvelle a contribué à mobiliser la population acadienne dans un dossier de 2014, alors qu’un organisme de droite recommande la fusion des services de transport scolaire des systèmes anglais et français, «afin de réaliser des économies», explique-t-il. Dès le départ, l’Acadie Nouvelle a considéré cette nouvelle comme étant très importante et estime que le quotidien a réussi «à faire comprendre au gouvernement provincial et aux partis d’opposition qu’il s’agissait d’une ligne à ne pas franchir».
«Nous avons critiqué plusieurs fois en éditorial les personnes qui ont remis en cause cet acquis, mis en relief dans nos articles journalistiques le danger de faire voyager des enfants âgés de 5 ans avec un conducteur d’autobus qui ne parle pas leur langue maternelle ainsi que dénoncé les propos irresponsables de ceux qui ont comparé le système de transport homogène à la ségrégation et à l’Apartheid», témoigne François Gravel.
Division ou réorientation?
«La communauté francophone est apparue clivée quant à la définition même de ses “intérêts”», écrivait le professeur Mathieu Wade de l’Université de Moncton dans la revue Minorités linguistiques. «Ses modalités d’action s’en sont trouvées transformées, ce qui a fait surgir des fractures, des lignes de force et des enjeux à ce jour peu étudiés.»
Certes peu étudiés, ces enjeux ont au moins été couverts par la presse écrite communautaire.
Les défis des médias communautaires
L’ère numérique impose d’importants défis aux médias, particulièrement les médias francophones en milieu anglodominant. Depuis quelques années, ils assistent à la fonte des revenus publicitaires et à un déplacement du lectorat, en plus de reposer sur de très petites équipes.
1- Pression communautaire
En recensant les écrits, la doctorante et journaliste Annie Desjardins a eu l’impression que la perception à l’égard des journalistes avait changé. «Dans les années 1990, on parle de promoteurs de la culture, de protecteurs de la langue», remarque-t-elle.
Si cette idée s’est estompée dans les milieux où le français est la langue de la minorité, les pressions communautaires, elles, demeurent. Elles se traduisent parfois en journalisme engagé «pour la survie de la langue française dans [la] communauté», estime pour sa part le professeur Marc-François Bernier dans une étude de 2010.
2- Pressions financières
De 2014 à 2020, les revenus publicitaires ont fondu de 55 % au Canada, note la politologue Linda Cardinal. Les journalistes sont plus soucieux de la santé financière de leur employeur.
Marc-François Bernier observe que «les journalistes sont devenus des promoteurs pour défendre leur journal, leur entreprise». La chercheuse Annie Desjardins ajoute qu’ils ont aussi conscience que le public est source de revenus et qu’«ils ont intérêt à l’attirer».
3- Mutations numériques
Pour être vue, la presse écrite doit se métamorphoser et livrer du contenu sur diverses plateformes — site Web, réseaux sociaux ou applications spécialisées. Elle doit aussi publier rapidement.
«Les internautes n’ont pas besoin de rechercher activement des informations qui risquent de les intéresser», écrit Linda Cardinal. Par contre, «[les journaux] n’ont pas nécessairement plus de temps, plus de staff», ajoute Marc-François Bernier.
Pour en savoir plus
Trouvez un cahier téléchargeable regroupant les contenus du dossier «Médias communautaires et luttes scolaires au Canada français en situation minoritaire» au www.reseaupresse.media/colloque-international.