Les dragqueens canadiennes comptent bien relever le défi dans leurs milieux respectifs qui a fait son chemin aux États-Unis depuis 12 saisons. «Pour moi, la Drag Race est une façon de m’inspirer à nouveau et de me fixer un but réel», explique Adrianna Exposée, dragqueen à Ottawa depuis trois ans. L’artiste professionnelle a commencé à pratiquer l’art du drag lorsqu’elle avait tout juste 18 ans.
Une Académie du Drag
Des années plus tard, l’Association des communautés francophones d’Ottawa (ACFO Ottawa) est en train de mettre sur pied l’Académie du Drag, une série d’ateliers entièrement en français sur l’art du drag. Les jeunes francophones sont particulièrement visés par cette opportunité.
La directrice générale de l’ACFO Ottawa, Ajà Besler, explique ce qui a mené à la création de ce projet :
La communauté francophone LGBTQIA2+* se sent souvent obligée de choisir entre ses identités de sexe ou linguistique, car il n’y a pas beaucoup d’espaces qui recoupent les deux à Ottawa. Notre but était d’en créer davantage en français. Nous voulions notamment rendre des évènements plus accessibles pour les jeunes.
Des formations virtuelles seront bientôt offertes par des artistes francophones, qui joueront aussi le rôle de mentors pour les participant.es. Le projet devrait débuter vers la fin juillet et s’étaler jusqu’en mars 2021.
À l’âge où ils cherchent leur identité, les adolescents francophones de la capitale bénéficient désormais d’une porte d’entrée à cet art de performance qu’on risque de voir de plus en plus fréquemment sur nos écrans.
La drag franco s’impose en Acadie
Adrianna Exposée et Ajà Besler s’entendent pour dire que la majorité de la scène drag d’Ottawa se déroule en anglais.
Le son de cloche est légèrement différent à Moncton, au Nouveau-Brunswick ; la ville a beau être plus petite, avec ses 85 198 habitants, la scène drag francophone acadienne est en pleine ébullition depuis 2019. Une maison de drag bilingue nommée Haus of Ménage à 4 a été fondée par quatre drags francophones de la région : Mona Noose, Chiquita Mare, Rose Beef et Parisienne.
Cette dernière est âgée de 26 ans et pratique l’art du drag depuis trois ans. Sa personnalité entière est puisée dans la culture francophone : «Parisienne est une fille qui aime faire la fête, mais qui est plus sobre que les autres de la bande. Elle a un maquillage classe. Elle fait moins la comédie et ses mouvements sont plus sexys!»


Son répertoire l’est tout autant : d’Angèle Arsenault à Vendredi sur Mer en passant par Édith Piaf, c’est un véritable hommage à la francophonie que rend Parisienne.
Mona Noose, 22 ans, est également de la partie. Son nom est «une joke réservée aux francophones», explique-t-elle dans un grand rire. Selon elle, la scène drag francophone était «inexistante» avant leur arrivée.
«L’Acadie est une mine d’or de références culturelles jamais utilisées du point de vue queer. On fait par exemple beaucoup de Camp humour [humour gai], de manière exagérée», précise Mona.
L’essence même du drag se trouve en grande partie dans «l’humour gai, les jeux de mots, les doubles sens à gogo et les blagues sexuelles assumées», rapportent les principales concernées.
Le rejet des formalités à la base de la scène drag
À l’heure de la montée en puissance des drags francophones, Mona préfère carrément parler de mainstream [grand public, NDLR]. «Notre génération a eu plus accès à la culture drag», justifie-t-elle.
Les émissions comme Drag Race sont une bonne introduction à son avis, car au-delà des jeunes qui se cherchent, les gens qui ne savent pas ce qu’est une dragqueen peuvent aussi voir le côté «humain» des participantes. «Je veux dire par là qu’ils ne voient pas seulement un homme qui s’habille en femme, mais aussi une personne qui évolue dans une compétition.»
L’idée de créer des formations, comme le propose l’ACFO Ottawa, rencontre chez elle un succès mitigé :
Si c’est pour devenir professionnel, pourquoi pas, il y a de la place pour le succès! Mais pas si ça devient une matière qu’on étudie à l’université parce qu’on perdrait l’aspect punk, le rejet des formalités qu’ont amorcé les premières dragqueens. Je pense qu’il ne faut pas oublier ça.
Elle rappelle que les fondations de cet art sont les maisons drag : il était d’usage qu’une dragqueen plus vieille, une matriarche, loge de jeunes apprenties. «Souvent pauvres après le rejet total de leurs familles, elles n’avaient pas d’autres endroits où se réfugier», souligne Mona.
C’est ainsi que les maisons drag devenaient de hauts lieux d’expression et de divertissement, mais réservés et accessibles uniquement à la communauté LGBTQIA2+.

En dehors du cadre hétéro normatif
En évoquant les prémices du drag, Mona admet qu’il y a dix ans, la Haus of ménage à 4 n’aurait pas rencontré le même succès qu’aujourd’hui. Les Acadiens, qui depuis un an entendent parler de plus en plus de la joyeuse bande à travers les médias, sont curieux de voir leurs vedettes locales en action.
Signe pour les instigatrices d’une sorte de démocratisation de la scène ou, du moins, de la diffusion de l’art, qui passe par les réseaux sociaux et les émissions.
Le public de Haus of ménage à 4 est queer, mais pas que. Des hétéros viennent aussi et sont parfois un peu maladroits :
Certains me parlent après les shows. Au lieu de juste comprendre qu’on est surtout là pour s’amuser, ils tentent de comprendre pourquoi on fait ça. Pour moi, poser cette question signifie qu’ils ont besoin d’un cadre dans lequel nous mettre, nous les queers.
Ce besoin de mettre les dragqueens dans un moule s’exprime aussi à travers une haine antigaie : «J’ai la peau dure, rit Mona. Quand on me crie faggt dans la rue parce que je suis habillé pour aller à l’un de nos shows, je suis plutôt content en fait : ça veut dire que je fais gai! Ça tombe bien, je suis gai!»
Alors que la Haus of ménage à 4 se voit avant tout comme une célébration queer, certain.es exercent l’art du drag à temps plein. C’est le cas d’Adrianna Exposée. «C’est un travail très compétitif, affirme-t-elle avec force. Si on n’est pas au niveau, c’est difficile de rester sur scène. Il faut connaitre sa valeur et se faire payer.»


Professionnel.le ou non, le constat s’ancre un peu plus chaque année : si être drag francophone est parfois vu en dehors du cadre hétéronormatif et linguistique établi, c’est aussi et surtout en train de devenir un art visible et accessible.
*LGBTQIA2+ : Lesbiennes, Gais, Bisexuel.les, Transgenres, Queer, Questioning, Intersexe, Asexuel.le, Bispirituel.le et toutes autres possibilités.