Le terme géographique pour nommer ce genre de territoires est «exclave». Il y en a plusieurs dans le monde.
Question quiz : de quelle exclave s’agit-il? Est-ce l’ancien Bengale oriental (maintenant le Bangladesh) par rapport au reste du Pakistan? Non. Le territoire de Kaliningrad séparé géographiquement du reste de la Russie? Encore non. Gibraltar, possession isolée du Royaume-Uni? Bel essai. La ville espagnole de Llívia, enclavée par la France? Meilleure chance la prochaine fois.
On pourrait continuer longtemps , mais cessons le suspense.
Il s’agit ici de l’Alaska, exclave des États-Unis. Un monde les sépare, et ce monde, c’est le Canada. Bien… pour être exact, la Colombie-Britannique et le Yukon.
C’est comme si la Floride était une province canadienne, ce qui d’ailleurs faciliterait la vie de bien des snowbirds ou «touristes hivernants» (oui, ce terme existe bien!).
Un chemin tortueux du rêve à la réalité
Une fois l’Alaska acheté, les États-Unis souhaitent qu’une route relie son nouveau territoire (l’Alaska deviendra le 49e État du pays en 1959), mais il y a ce «monde» (rappelons-le, le Canada) entre les deux, et pas moyen de le contourner, sauf par la mer. Bien embêtant.
Certes, il y a plusieurs voies terrestres en direction nord depuis la frontière canado-américaine, mais elles s’arrêtent bien avant l’Alaska.

Le mont Archibald vu du parc national Kluane, au Yukon, route de l’Alaska.
Dans les années 1920, l’idée d’une autoroute qui traverserait le Canada du sud au nord fait surface, mais il reste beaucoup de… chemin à faire pour que le tout devienne réalité.
Ce sera le président Herbert Hoover qui fera les premiers pas. Il crée une commission pour évaluer le projet. Le Canada nomme à son tour trois représentants pour travailler conjointement avec la commission américaine.
En 1933, la commission dit oui, mais le Canada hésite. Ottawa n’y voit pas vraiment d’avantages, surtout que la commission propose que Washington ne finance que le tronçon de la route en Alaska, soit 2 millions de dollars. Le Canada, quant à lui, devrait débourser 12 millions de dollars pour la section canadienne.
Ce sera donc, merci mais non merci. Pas question d’assumer 86 % du cout d’une autoroute souhaitée par les États-Unis pour répondre à leurs intérêts. De toute façon, la Grande Dépression plantera un panneau d’arrêt devant ceux qui rêvent de cette route.
La guerre, élément déclencheur
En 1938, on remet ça : deux commissions sont créées, une aux États-Unis et une au Canada. On ne s’entend pas sur un tracé. Finalement, ce sont les militaires qui s’en mêlent. L’alliance entre l’Allemagne, l’Italie et le Japon pousse les deux pays à renforcer la défense de l’Amérique du Nord.
L’invasion de l’URSS par l’Allemagne puis l’attaque japonaise contre la base navale américaine de Pearl Harbour en 1941 amènent le Canada et les États-Unis à faire du projet de route une priorité. À partir de là, money is no object. Les Américains paieront tout.

La route de l’Alaska : en rouge, de Dawson Creek, Colombie-Britannique, à Delta Junction, Alaska.
Le tracé final est fixé : il partira du centre-est de la Colombie-Britannique, à Dawson Creek, tout près de la frontière albertaine, et s’étendra jusqu’à Delta Junction, en Alaska, en passant par Whitehorse, au Yukon. Les chiffres varient selon les sources, mais on parle d’une route d’une longueur de 2 230 à 2 700 kilomètres, soit environ la distance entre Québec et Winnipeg.
En février 1942, deux mois après Pearl Habour, c’est le feu vert. C’est le Corps du génie de l’armée de terre des États-Unis (Army Corps of Engineers) qui est responsable de la construction.
Le chantier sera apocalyptique. D’abord, le froid. Il fait jusqu’à -40 degrés –; la glace gèle les roues des véhicules.
Il faut allumer des feux sous ceux-ci pour les rendre fonctionnels.
Puis, la fonte du pergélisol cause l’affaissement de tronçons de la route. Il faut aussi construire à travers des marais en décomposition qui parfois «avalent» les véhicules et le matériel. Viennent ensuite les hordes de moustiques et de mouches noires. On est loin du Club Med.
Les équipes travaillent sept jours sur sept. Le tiers des effectifs sont des militaires noirs. Ils bossent en groupes séparés des autres, vivent dans des locaux distincts. Ils sont moins bien équipés et dorment dans des tentes, alors que les autres bénéficient la plupart du temps d’abris en bois.
Un exploit d’ingénierie hors du commun
Malgré ces conditions horribles, la construction de la route avance à une vitesse folle. Entre février et juillet 1942, près de 700 kilomètres sont construits. En octobre de la même année, soit huit mois après le début des travaux, la construction de plus de deux mille kilomètres de route sera terminée. Inimaginable.
La route est terminée oui, mais dans quel état? Des ponts de fortune doivent rapidement être remplacés, et la piètre condition de plusieurs tronçons fait en sorte que les véhicules non militaires ne peuvent l’emprunter.
Ose-t-on le dire? La route n’a finalement pas servi à des fins militaires pendant le reste de la Deuxième Guerre mondiale, 99 % des approvisionnements ayant été envoyés en Alaska par la mer.
Par contre, la route a contribué au développement des industries forestières, gazières, minières et touristiques, ainsi qu’au développement du camionnage. Elle a servi de tremplin à la croissance d’Edmonton, devenu un centre d’approvisionnement et mis fin à l’isolement du Nord.

Portion de l’autoroute Alcan (pour Alaska-Canada), au Yukon.
En 1948, la route de l’Alaska s’ouvre au public et sera grandement améliorée dans les années 1960 et 1970. Elle est maintenant praticable à longueur d’année et est empruntée annuellement par environ 100 000 personnes.
Ah oui, quel est le cout total de ce chantier? La première estimation au début des années 1930 s’établit à 14 millions de dollars américains. Peu avant le début des travaux, en 1942, ce chiffre grimpe à 25 millions de dollars, puis rapidement à 50 millions de dollars. Au final, la note aura été multipliée encore par trois pour atteindre près de 150 millions de dollars.