Mais jusqu’à récemment, j’ai cru qu’il y avait une différence en français, que le «mot en n» faisait le travail de deux mots en anglais. J’ai cru que tout ce que j’avais pu apprendre dans mes lectures sur la théorie critique de la race prendrait un autre sens dans un contexte francophone.
C’était décider de me fermer les yeux. C’était oublier que le mot en français fait le même travail que le mot en anglais.
Rappelons d’abord avec Paige Galette qu’il en est fini des débats sur l’humanité et la dignité des autres. Avec Émilie Nicolas, que le mot blesse et que cela a toujours été sa fonction. Avec Elena Stoodley, que les membres les plus privilégié.es des groupes racisés ne peuvent pas parler au nom de tous.
Avec Patrick Lagacé, que nous taisons beaucoup d’autres mots et choses – et d’ailleurs beaucoup d’autres insultes qu’il ne nous viendrait pas à l’esprit de redire en classe. Et avec les professeur.e.s et bibliothécaires Noir.e.s, Autochtones et Racisé.e.s de l’Université d’Ottawa, qu’il en va de la possibilité pour un grand nombre d’étudiant.es noir.es de se sentir respecté.es et en sécurité en classe, dans nos institutions.
Respect et responsabilité
C’est là que la question devrait finalement nous ramener. Pour les professeur.es comme moi, la question est de savoir si nous tenons nos responsabilités envers nos étudiant.es.
Non pas si elles, ils et iels se sentent confortables, mais si nos relations professionnelles avec les étudiant.es sont respectueuses, si nous créons un environnement où l’apprentissage peut avoir lieu pour tou.tes.
Non pas si certaines personnes noires privilégiées et avec un haut profil médiatique nous donnent le droit d’utiliser le «mot en n», mais si nous écoutons ce que les étudiant.es avec qui nous interagissons nous en disent directement.
Non pas s’il y a accord, mais si le mot blesse.
Non pas si nous, qui avons l’avantage des syndicats et des contrats, voyons notre liberté universitaire protégée, mais si l’institution à laquelle nous participons et que nous représentons pour nos étudiant.es est ouverte à tou.tes et peut les aider à remettre en cause tous les obstacles, toutes les discriminations qui les placent dans des positions marginalisées, où la violence symbolique, voire même physique, est une possibilité, une menace constante.
Et pour les francophones en milieu minoritaire à plus forte raison, ce souci de respect, de la différence et du caractère inégal des relations de pouvoir devrait primer.
Bon nombre des professeur.es qui ont signé la première lettre en soutien à la professeure Verushka Lieutenant-Duval, non seulement enseignent en contexte minoritaire à l’Université d’Ottawa, mais se spécialisent dans l’étude des francophonies en milieu minoritaire.
Or, comme le montrent les travaux d’Amal Madibbo, les Noir.es forment une «minorité dans la minorité» francophone ; c’est dire que nous, francophones blanc.hes, sommes en situation majoritaire à l’intérieur des espaces et institutions financées et protégées (quoique fragilement) par le biais du soutien aux communautés de langues officielles. Que nous sommes responsables de ce qui a lieu dans ces institutions et des discriminations, exclusions et violences qui y ont lieu. Que nous en contrôlons l’accès et les conditions.
Pour bien marquer le caractère raciste de l’emploi du «mot en n» dans des contextes où on désigne non pas une personne, mais le mot lui-même, posons-nous la question : qui décide? Le débat, finalement, porte sur cette question.
Nous professeur.es blanc.hes, devons-nous écouter les autres? Envers qui sommes-nous responsables – nous-mêmes, comme personnes et groupe? Qu’est-ce qui nous permet de mettre notre expérience de seconde main, notre jugement, devant l’expérience vécue et le jugement de nos collègues et étudiant.es noir.es? Qu’est-ce qui nous permet de choisir quelles personnes noires nous prendrons au sérieux?
C’est là que se trouve le racisme dans l’emploi du «mot en n». Dans l’assomption de notre capacité à ignorer les idées, arguments et appels des membres des groupes affectés par nos actes, ou de choisir ceux qui nous conviennent.
Dans le fait aussi d’assumer une position de privilège qui nous est réservée, d’où nous pouvons juger et arbitrer entre les divers discours. Dans la supposition d’une position de supériorité où notre opinion vaut plus que l’humanité des autres.
Et à quoi sert le fait d’énoncer ce mot, si ce n’est pour revendiquer le droit à cette position – pour rappeler que pour la personne qui l’énonce, la liberté (universitaire, d’enseignement, d’expression) est plus importante que le respect de l’autre?
De la mauvaise foi
À l’encontre de tant de réactions, il faut bien voir que ce n’est pas un mot comme les autres. C’est faire preuve de mauvaise foi que de le rapprocher de toute autre insulte, ou même de voir une pente glissante dans son non-emploi.
Ce n’est pas un simple exemple à utiliser comme on le veut. C’est une arme qui a toujours été tranchante, une arme dont la charge demeure entière aujourd’hui.
Nous le savons très bien et nous pouvons faire autrement : nous pouvons réaliser notre liberté d’expression autrement, même sans avoir recours à ce mot, en faisant le choix d’écouter ce qui nous est expliqué.
Par ailleurs, la liberté universitaire n’est pas illimitée. Il existe deux expertises en relation aux réalités raciales : l’expertise liée à l’expérience vécue, la connaissance de soi que tous les groupes minoritaires réclament contre les majorités qui ne les comprennent pas ; et l’expertise des chercheurs.euses spécialisé.es dans l’étude de la racialisation.
La liberté universitaire ne s’étend pas aux domaines qui ne font pas l’objet d’une spécialisation ou au moins d’une étude poussée.
Là, un principe de prudence s’impose : nous devons faire attention lorsque nous parlons de ce que nous ne maitrisons pas, de ce que nous ne comprenons pas. Et les exemples liés à la violence subie par les autres groupes peuvent aisément être remplacés par d’autres exemples ou d’autres stratégies pédagogiques.
Avec l’incident de départ et l’insistance sur le droit de dire le «mot en n», nous ne parlons pas d’expertise sur la question, mais d’un simple exemple secondaire au propos.
C’est aussi faire preuve de mauvaise foi que de différencier les contextes francophone et anglophone. Surtout à Ottawa, où comme dans les milieux francophones minoritaires et plurilingues, les questions politiques liées à la langue passent d’une langue à l’autre, où il n’y a pas de distinction hermétique entre les populations majoritaires de chaque côté de la rivière ni entre les personnes noires qui parlent une langue ou l’autre.
Les mots et maux d’une langue passent dans les autres ; l’insulte ne connait pas les frontières linguistiques.
Le philosophe George Yancy nous suggère que la seule manière de cesser d’être raciste est de reconnaitre que nous le sommes, pour ensuite tenter de transformer nos comportements à partir de la compréhension du caractère raciste de nos actes permise par nos échanges avec des personnes racialisées.
La philosophe Sara Ahmed nous rappelle que nous ne pouvons pas transcender le racisme, que nous ne pouvons pas nous élever à une position discursive où les relations de pouvoir et de discrimination entre les groupes cessent d’avoir lieu.
À partir d’une telle position, nous n’avons plus qu’à écouter nos étudiant.es et nos collègues afin de comprendre quel est l’effet de nos gestes et de nos mots. Il ne s’agit que de prendre nos responsabilités avec humilité dans les espaces et institutions où nous occupons une place prédominante ou que nous contrôlons.