J’ai passé mon enfance à avoir peur. Je savais que j’étais gai. La société de l’époque me disait que mon orientation sexuelle était un mal sans nom.
Avec le temps, j’ai compris qu’il existait un danger latent, mais omniprésent. De me poser la question quant à mon orientation voudrait dire qu’il faudrait confronter un malaise, le leur, possiblement par mon élimination.
En entendant l’histoire du tristement célèbre Matthew Shepard des années plus tard, j’ai compris à quel point elle aurait pu être aussi la mienne dans mon Nouvel-Ontario natal.
Je savais que les mots haineux comme «fif», «queer» et «tapette» ne servaient pas à décrire ma personne, mais étaient avant tout des armes et moyens pour assurer mon mutisme, voire mon invisibilité. J’ai pris mon trou.
Ainsi, j’ai passé mon adolescence à me cacher des autres et surtout, de moi-même.
Le travail obsessif et le succès scolaire étaient mes remparts contre un monde hostile. Il n’y avait que mon père avec qui je pouvais presque tout dire. Presque. Lors d’une soirée où nous débattions de politique canadienne, il m’a traité de faggot.
Dépourvu d’arguments pour me contredire sur un point, un verre de trop dans le corps, il a cherché à m’humilier. Par instinct surement, je lui ai répondu : «And?» Silence. «You must never, never, never tell anyone. You must never say out loud who you are.» Et il a quitté la pièce.
C’est à ce moment que j’ai compris qu’on peut aussi instrumentaliser la laideur pour d’autres fins. J’ai également compris le danger auquel on s’exposait dans un débat, entre autres, celui de l’humiliation, de l’abandon et du verdict sans appel du silence imposé. Je suis parti vers Ottawa en courant.
J’ai passé ma jeune vingtaine à tout remettre en question.
Lors de mes études de premier cycle à l’Université d’Ottawa, je suis devenu moniteur d’étage à la Résidence Leblanc. Comme tous les membres de l’équipe, je devais aider à organiser une soirée-bénéfice pour appuyer les Grands Frères et Les Grandes Sœurs d’Ottawa.
J’ai indiqué mon désaccord quant au choix de la charité puisqu’à l’époque, il était impossible d’être Grand Frère et gai. Avec d’autres, j’ai demandé une réunion pour discuter de la question. Non seulement la direction nous a annoncé que nous devions participer à l’activité, mais que, dans le cas contraire, on allait nous remercier de nos services et que nous devrions en conséquence quitter nos chambres.
Le débat n’a pas eu lieu. On ne m’a même pas donné la chance de convaincre les autres, de faire appel à leur empathie, d’expliquer mon argumentaire.
C’est à ce moment que j’ai appris qu’il y a toujours un prix à payer quand on milite, car il était réellement possible que je me retrouve dans la rue.
À la fin de mes études, je vivais une crise existentielle : à quoi ça sert d’exister si on n’a pas le droit de se nommer ; si les «mots» peuvent faire aussi mal ; si les débats autour de sujets difficiles ont moins d’importance qu’une paix oppressante?
Que ce soit par le danger corporel imminent, par l’humiliation, par le refus du débat, on m’a dit de mille façons que les mots, les idées et les débats étaient dangereux.
Soit.
Ils sont dangereux.
Et après?
J’ai cherché désespérément une porte de sortie à ce cul-de-sac.
J’ai trouvé l’art et le savoir.
Pour le meilleur ou pour le pire, ni l’un ni l’autre n’était – ou n’est aujourd’hui – un safe space.
À travers l’art et le savoir, la mise en cause des idées reçues et des clichés, la quête de nommer les choses même quand ça fait mal, le débat autour de tout encore et encore et encore comme moyens pour changer le monde, m’ont sauvé.
L’art et le savoir m’ont permis de comprendre les origines de la violence que les autres me faisaient à travers les mots. L’art et le savoir m’ont permis de nommer la souffrance de mon père et son incapacité à dire qu’il m’aimait, malgré tout. L’art et le savoir m’ont permis de cerner le fonctionnement de la censure et les dangers de l’intransigeance si on veut vraiment faire avancer une cause.
Je ne peux nommer tous les professeurs ou les mentors qui ont marqué ces parcours, mais ils étaient empathiques, ouverts d’esprit et, surtout, engagés — parfois explicitement, mais toujours implicitement — dans la cause de construire un monde meilleur avec et pour nous.
Les vrais professeurs, largement la majorité, sont des pédagogues qui veulent allumer les feux du savoir chez les apprenants ; et parfois il faut passer par la Laideur pour nommer la Beauté.
Ils ont utilisé les mots «fif», «queer» et «tapette», mais je comprenais très bien la différence entre leur désir d’élucider des phénomènes allant de l’histoire du mariage en Occident jusqu’au théâtre gai québécois, et l’emploi de ces mêmes mots pour propager la haine et l’intolérance.
Ce trajet était et demeure à tout moment inconfortable. Avant l’âge de 25 ans, je me suis fait battre quatre fois. Je ne peux compter le nombre de fois où je me suis fait appeler faggot, même tout récemment en tenant la main de mon mari dans la rue. Ce trajet était à tout moment inconfortable.
Mais le danger et l’inconfort sont les prix à payer pour confronter bien pire : le silence, l’oubli et le dogmatisme.
Je trouve qu’en ce moment, partout autour de moi à l’Université d’Ottawa, il y a trop de bruits, mais vraiment des bruits inutiles ; trop de mauvaise foi ; trop de menaces ; trop de gens qui se braquent ; trop de gens ont des avis sans avoir pris le temps de lire notre lettre ou sans pouvoir la lire puisqu’ils ne parlent pas le français.
J’ai honte de faire partie d’une communauté universitaire qui a si mal géré un débat si important : nos leadeurs ont des comptes à rendre. J’ai honte de voir comment certains ont si vite abandonné les principes mêmes qui définissent une université au nom d’un apaisement contreproductif.
En fin de compte, le plus important demeure ceci : le mot «Nègre» ne mérite que deux choses, soit notre répugnance et notre regard critique.
Les signataires de notre lettre reconnaissent et déplorent l’existence du racisme systémique en milieu universitaire. Or, ils croient tout autant qu’il est important de le combattre avec rigueur et méthode. D’où l’importance des mots qui portent en eux des souvenirs personnels et collectifs traumatisants, certes, mais aussi les indices et les outils pour refaire ce monde.
Que ce soit le mot «tapette», «plotte» ou, oui, «Nègre», ils sont laids. Ils dérangent. Mais il faut impérativement les étudier, les analyser, les problématiser et, pour ce faire, les dire. C’est ainsi qu’il sera possible de dénoncer, de militer, de s’engager à bâtir un monde plus juste et équitable en rappelant leur force et leur laideur.
De ne pas les prononcer leur confère un pouvoir absolu ; et l’absolutisme est l’ennemi de la réflexion, de la civilisation et, surtout, du changement. Et il faut que ça change!
Depuis le début de cette crise, je pense sans cesse à la philosophe Simone Weil, qui rappelait très justement : «Ne réagissez jamais à un mal de manière à l’augmenter.»
D’interdire la prononciation du mot fait exactement ça. Si la cause est bonne, la stratégie ne l’est pas.
Il faut être empathique envers toutes celles et tous ceux qui ont subi la douleur de l’attaque physique et verbale. Ce sont les maisons de nos concitoyens noirs et autochtones qui brulent en ce moment et il est normal pour une société civilisée de prioriser les plus souffrants.
Tous mes amis noirs ont peur pour la vie de leurs enfants, surtout leurs fils. Ils ont raison. Il n’en demeure pas moins que le débat actuel autour de l’utilisation d’un mot nous distrait du vrai travail : des gestes concrets visant l’intégration communautaire ; la lutte contre la pauvreté ; l’accès à l’emploi et à la justice ; la sécurité publique ; et j’en passe.
Et l’université — le haut lieu de création et de réflexion dans notre société — est l’endroit tout désigné pour bien gérer ce processus ; et les débats ; et le développement des actions pour déconstruire les systèmes oppressants en place.
Voilà le vrai défi à relever.
Vivons cet inconfort ensemble, professeurs et étudiants, car il y a toujours possibilité de dépasser nos oppressions et de viser un renouveau sociétal. Dans l’inconfort, il y a la nécessité d’écouter pour avancer. Ce ne sera pas facile, mais c’est essentiel au bienêtre collectif.
Je persiste à croire que cela demeure possible. Peut-être parce que mon père s’est excusé des années plus tard. Il était sincère.
«I am proud that you are a fag, because fags changed the world.»
«Thanks dad. It’s both a pain and a joy to be a fag, but it’s who I am.»
C’était le début d’une première vraie conversation entre un père et un fils.
Les opinions de l’auteur ne reflètent pas nécessairement celles de Francopresse.