J’ai quitté les berges de l’Outaouais des Franco-Ontariens, il y a quelques jours en chemin pour l’Atlantique des Acadiens. Je fais souvent ce parcours par l’itinéraire le plus rapide et le plus court, celui que tous les GPS nous recommandent. Mais cette fois, j’ai allongé le parcours.
Route un peu raboteuse, un chantier, un détour, un nuage de poussière, une végétation plutôt dense… Je roule dans la Beauce québécoise, pas très loin de la frontière américaine.
On dit d’habitude que l’on «part en voyage» quand s’annoncent les vacances.
Mais parfois, j’ai plutôt l’impression de partir en rêve. On met en veilleuse devoirs et obligations. La réalité routinière et inévitable mais indispensable s’efface le temps d’un séjour en un autre lieu, ou d’un long parcours en voiture. On s’invente un monde en suivant ses caprices ou en laissant aller son imagination, un monde créé de toute pièce, dans lequel on vit l’espace de quelques jours, voire quelques semaines jusqu’à ce que le quotidien revienne nous décevoir quand on défait ses valises.
Le monde que je me suis inventé pour mon évasion saisonnière cet été est le paysage que nous révèleraient certains noms de famille francophones. Au fil du temps, j’ai entendu Bilodeau, Marcotte, Lepage, Leblanc, Boudreault, Morin, en Acadie, au Québec, dans l’Ouest, dans les Territoires du Nord-Ouest et ailleurs.
Si je suis passé par la Beauce, c’est parce que je voulais raccorder deux noms de la même origine, qui se ressemblent mais qui ne portent pas le même drapeau. Assurément, cela ne s’est pas fait pas sans engouffrer des kilomètres par centaines sous le capot.
On quitte St-George de Beauce par la 73 nord, une belle autoroute, bordée d’un paysage qui invite à une certaine détente. À la vue du pont Pierre-Laporte, on bifurque vers Rivière-du-Loup pour franchir les Appalaches ou descendre la vallée de la Matapédia, jusqu’à ce que la baie des Chaleurs se déploie sous nos yeux; bleue quand le Noroit la balaie, grise quand le nordet l’affronte. En suivant ses plages et ses falaises, c’est cap sur la péninsule acadienne.
C’est ainsi qu’après une journée au volant, j’ai raccordé mon nom à son histoire. Les Paulin de l’Acadie contemporaine étaient des Poulin de la Beauce au 18e siècle.
On peut aussi avancer que les Boudreau de l’Ontario d’aujourd’hui ont été les Boudreault de l’Acadie. Puis il y a des noms qui n’ont pas changé. Un Lepage québécois restera Lepage même s’il est devenu Fransaskois; même chose pour un Boucher qui le restera en devenant Franco-Manitobain.
Les mots ont l’avantage de pouvoir décrire en quelques secondes ce que nous aurions sous les yeux en faisant défiler du paysage pendant des semaines. La géographie des noms de famille nous en mettrait plein la vue. Un soleil d’or se lèverait sur l’Atlantique. On lui tournerait le dos en franchissant les denses forêts des Appalaches, en suivant le fleuve le plus large de la planète, en traversant le Bouclier canadien et en longeant les lacs hors proportion de l’Ontario, plus grand réservoir d’eau douce sur la Terre.
On contemplerait des plaines qui n’ont d’autres limites que l’horizon, sous un ciel aux dimensions cosmiques puis on s’enfoncerait dans la forêt boréale jusqu’à la toundra pour ensuite poser le pied sur le pergélisol. On admirerait des montagnes aux crêtes toujours enneigées sous les chaleurs de juillet, puis on s’endormirait, fatigué, à la lueur ambrée d’un soleil qui déclinerait lentement en se glissant derrière l’horizon du Pacifique.
Bref, ce serait tout un voyage… J’en ai entré les coordonnées sur mon GPS pour m’amuser, d’est en ouest et du nord au sud… Bien au-delà de 10 000 km, sans compter le retour.
En définitive, le projet est trop ambitieux. Elles en ont fait du chemin, ces familles francophones. Leur parcours est indélébile. Ni le temps ni l’intolérance ne l’ont effacé.