Les milieux de la presse, de la politique et de la recherche font le même constat : dans l’ère de la postvérité et du populisme alimentés par des réseaux sociaux manipulés, la démocratie perd des repères. Comment font les chercheurs, élus et journalistes pour demeurer autonomes dans un monde de plus en plus polarisé où les émotions priment sur les faits? Francopresse s’est entretenu avec une sénatrice, un universitaire et deux journalistes.
« C’est plus difficile qu’auparavant de faire comprendre que je suis neutre. Si je critique le gouvernement conservateur, ça veut dire que je suis libéral. Et l’inverse si je critique les libéraux. Beaucoup plus de gens font cette équation. L’indépendance est plus difficile, mais plus importante que jamais. »
François Gravel est l’éditorialiste de l’Acadie Nouvelle, au Nouveau-Brunswick. En 2018, il a reçu une demande d’amitié sur Facebook de Brian Gallant. « Sur Twitter, on suit quelqu’un; mais sur Facebook, on devient des amis. J’ai refusé. Je ne peux pas être un ami du premier ministre. »
Le journaliste prend son autonomie au sérieux. « Je me fais un devoir d’être neutre et apolitique. Le choix des mots est important. Quand je relis mes textes avant la publication, je m’assure que j’aurais écrit la même chose, peu importe le parti au pouvoir. »
François Gravel constate un refus chez certains partisans de faire la part des choses. « C’est connu qu’il y a des libéraux parmi les membres du conseil d’administration du journal. Bien des gens pensent que le CA influence les éditoriaux pour promouvoir une idéologie. Ce n’est pas le cas », marque-t-il.
Le poids des résultats électoraux
« Aujourd’hui, il y a des gens très hauts placés à Fredericton qui ne peuvent pas me sentir. Ils sont convaincus que parce que je critique le gouvernement, je suis anticonservateur. Ça m’est arrivé que des ministres m’appellent chez moi pour me dire qu’ils ne sont pas satisfaits de mon éditorial. »
Plusieurs candidats le blâmeraient pour leur défaite en 2018, dit-il, à cause d’un édito publié durant la campagne intitulé Une seule bonne réponse : non. C’était suite au sondage de l’Acadie Nouvelle auprès des partis en lice pour savoir s’ils accepteraient de former une coalition avec l’Alliance des gens, une formation populiste opposée au bilinguisme.
« [Brian] Gallant avait dit non, mais [Blaine] Higgs avait ouvert la porte. Beaucoup ont pensé que je cherchais à nuire aux chances des conservateurs. C’est m’accorder beaucoup de pouvoir. Mais en écrivant, je savais qu’il y aurait des conséquences et des pressions. »
François Gravel convient que son autonomie, il la doit à l’appui de ses patrons. « J’ai toute la latitude nécessaire de mon employeur pour faire mon travail sans interférence. On fait confiance en mon jugement. »
L’importance de l’indépendance journalistique
Le soutien du sommet de l’entreprise serait également la ligne de vie de Sophie Gaulin, la directrice et rédactrice en chef de La Liberté, au Manitoba.
« Ma chance, c’est d’avoir un CA très fort. J’ai toujours été protégée par des gens très conscients de l’indépendance journalistique. Ils ont fait barrière à plusieurs reprises quand il y a eu des tentatives d’ingérence. Ce qui fait vraiment une différence, c’est la force de notre président. Ça a été déterminant dans le succès qu’on connait aujourd’hui. »
Suivant sa nomination il y a dix ans, Marc Marion aurait voulu comprendre à fond son rôle. L’avocat fiscaliste serait parti en vacances avec des livres sur l’indépendance journalistique sous le bras.
« Ce n’est pas souvent que tu vois ça. Il a pris ses responsabilités au sérieux, répondant à tout ce qui était politique, sans se mêler de l’aspect éditorial. Jamais le CA n’a demandé à l’avance de voir un texte, une lettre ou un édito. »
Une autre clé de l’autonomie serait la politique éditoriale, note Sophie Gaulin, un outil indispensable dans une communauté où les gens se considèrent comme des propriétaires de l’hebdo.
« Ils veulent forcément que le journal reflète toutes les activités positives des organismes. Mais ce qu’il faut faire, c’est se détacher de la communauté. À qui je dois mon allégeance? En tant que rédactrice en chef, j’ai la conscience que mon engagement est envers une communauté de lecteurs. Et non pas des amis ou des groupes. »
Des principes à respecter
L’indépendance n’est pas un choix confortable, précise Sophie Gaulin, car il est impossible de plaire à tous. « Ça demande de la rigueur et parfois de la confrontation. Se tenir debout est essentiel au bon fonctionnement et à la réputation du journal. L’ultime responsable, c’est le rédacteur en chef, la personne qui le lit en dernier, qui le valide » avant la publication.
Les défis sont complexes, souligne la porteuse des chapeaux de directrice et rédactrice. Il peut arriver par exemple que les clients (annonceurs, abonnés, organismes) soient critiqués dans le journal.
« À ce moment-là, la plus grande qualité qu’on peut avoir, c’est de faire la part des choses. Ce qui nous sauve, c’est le respect de principes énoncés dans une politique. Quels que soient les clients, on doit pouvoir justifier chacun de nos choix. Et quand les règles sont appliquées de manière égale, les gens respectent ça. »
Sophie Gaulin ne démord pas de sa responsabilité ultime, incluant une tribune des lecteurs dument encadrée. « Ça ne veut pas dire que je suis d’accord avec tout ce qui parait dans le journal. Si une lettre est publiée, j’accepte les conséquences. Chaque mot, je l’assume. C’est parfois difficile parce qu’on se fait critiquer.
« En bout de ligne, je suis la gardienne de la politique éditoriale et de sa cohérence, résume-t-elle. En même temps, j’y suis soumise. »
« La peur des organismes d’être remis en question »
Le milieu académique connait aussi des tensions autour de l’autonomie, assure le directeur de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques, Éric Forgues, à l’Université de Moncton.
« On marche parfois sur un terrain délicat quand on fait du travail sur des enjeux touchant les communautés. On n’a pas le même rapport aux connaissances quand on est dans un milieu universitaire que dans un cadre communautaire ou même gouvernemental.
« Les clients veulent voir quel impact les données vont avoir sur leur action chez eux. Il y a toujours un souci de l’image organisationnelle ou corporative, la peur d’être remis en question. Si on apporte des éléments qui peuvent être critiques, ça ne sera pas perçu comme étant constructif. »
Le directeur évoque une expérience illustrant comment sa participation à une recherche commandée avait conduit à un questionnement quant à l’intervention sur le terrain. L’évidence ne mettait pas l’organisme en valeur et à la fin, il aurait été conclu de ne pas publier les résultats.
« Je voulais quand même m’en servir pour un article scientifique, mais ma demande a été rejetée. Les gens n’étaient pas contents et ne vont pas nécessairement nous rappeler. C’est un petit milieu, celui des langues officielles. Ce n’est pas toujours facile de savoir sur quel pied danser. Mais on ne fait pas de compromis, on refuse de se plier pour une question d’image. »
Un contexte global hostile à la recherche scientifique
L’Institut aurait aussi connu du succès avec des travaux de coproduction de connaissances où les chercheurs et les organismes avaient pu produire, par le dialogue, des résultats satisfaisants pour les deux parties. Mais les académiciens ne peuvent pas rivaliser sur le terrain avec des consultants.
« Les organismes sont en général plus à l’aise de travailler avec eux, signale Éric Forgues. Si on faisait un inventaire des contrats accordés dans les communautés, c’est beaucoup souvent les consultants qui sont retenus par les organismes. »
Selon lui, les experts du privé n’ont pas le même regard scientifique sur la démarche. Mais pour les chercheurs, à cause de l’éthique, la relation marchande n’est pas une option.
Au niveau gouvernemental, le directeur de l’Institut déplore un contexte global hostile à la recherche, remontant aux années de l’administration Harper. Les conservateurs fédéraux s’étaient opposés aux dépenses dans ce secteur et muselé la communauté scientifique. Même Patrimoine canadien avait arrêté d’investir dans la collecte de données, d’après lui.
« On est à une époque où les faits n’ont presque plus d’importance. Avec l’emprise des fausses nouvelles, on a l’impression que l’intervention gouvernementale et communautaire peut se passer des faits. Dans le Plan d’action pour les langues officielles, on remarque une absence de recherche. Comme si on pouvait faire des politiques publiques sans évidence.
« On est perdu dans le brouillard et on se satisfait de ça »
« Beaucoup d’argent est investi dans les communautés, mais on y va au pif, conclut Éric Forgues. On est perdu dans le brouillard et on se satisfait de ça. »
Les brumes de la dérive partisane, Lucie Moncion connait. L’Ontarienne et ses collègues indépendants du Sénat auraient connu, fin février, les semaines les plus éprouvantes de l’histoire récente.
« Jamais on ne voterait contre l’étude d’un projet de loi. Notre rôle, c’est de l’examiner en profondeur et voir si on peut l’améliorer. Présentement, l’opposition vote contre tout projet pour l’empêcher d’aller en 2e lecture. Mais si on ne l’envoie pas en comité, ça le fait mourir. »
Le Sénat compte 58 indépendants, 31 conservateurs, 9 libéraux et 7 non-affiliés. Les conservateurs auraient récemment présenté des requêtes visant deux projets controversés en faisant appel aux procédures, notamment pour bloquer le bill C-69 sur l’évaluation environnementale.
« On a une session qui a fini à du matin »
Ils ont énormément de pouvoir, estime Lucie Moncion. « Dans les règles, il y a toutes sortes de tactiques dérogatoires pour ajourner les débats et empêcher le progrès des travaux. On est devant un lobby très important de l’industrie et l’Alberta est contre ce projet de nature environnementale. On n’accomplit rien.
« Les indépendants, affirme-t-elle, on est ici pour travailler, mais on passe des heures à attendre le vote. Il y a une session qui a fini à 2 h du matin. Deux semaines de ça, c’est affreux. »
Le projet de loi C-71 vise le resserrement du contrôle des armes à feu. La sénatrice condamne une campagne de désinformation sur les politiques publiques visant les propriétaires d’armes partout au Canada orchestrée par la National Rifle Association.
« Ce groupe a tellement d’argent qu’il est en contact avec tous les chasseurs au pays, poursuit-elle. Le NRA a écrit un livre basé sur la peur pour les mobiliser en leur disant qu’on va retirer leur permis, qu’ils vont perdre leurs armes et ne pourront plus les utiliser pour se protéger.
« On est au Canada, on n’est pas aux États-Unis »
Lucie Moncion rappelle que les Canadiens n’ont jamais eu le droit de prendre la loi dans leurs mains, même si l’argument est défendu en Chambre par les conservateurs. Elle se demande aussi pourquoi les citoyens auraient besoin de mitraillettes.
« On est au Canada, lance-t-elle, pas aux États-Unis. C’est incompréhensible! Je viens du Nord de l’Ontario et tout le monde est chasseur. On n’a pas besoin de mitraillettes pour chasser le gibier! »
Le premier repère de la sénatrice demeure la région qu’elle représente. Quand elle analyse un projet de loi, dit-elle, son réflexe ne serait pas de nature partisane, mais tourné vers deux préoccupations : quel impact la législation aurait sur sa région et sur sa langue.
« J’ai été nommé parce que je suis de l’Ontario et parce que je suis francophone. Ça ne fait pas de différence qui est au pouvoir. L’indépendance au Sénat, c’est le choix de chacun de voter selon sa conscience. »