On connait la chanson : «c’est une langue belle» ou encore «c’est la langue de mon cœur»… Les airs ne manquent pas pour professer son amour de la langue française ni pour rappeler qu’elle est en danger.
En effet, l’avenir du français suscite des inquiétudes, qu’elles portent sur la pureté de la langue ou sur sa survie au Canada. Des décennies de politiques culturelles pour protéger cette langue et de sorties publiques dénonçant les phénomènes, et le plus souvent les groupes, qui la menacent nourrissent ces préoccupations.
Amour et crainte
Les deux sentiments – amour et crainte – vont d’ailleurs souvent de pair, comme dans les cris du cœur partagés par le journaliste et politicien Jean-François Lisée et le sociologue Joseph Yvon Thériault.

Joseph Yvon Thériault est professeur à l’Université du Québec à Montréal depuis 2008, après avoir enseigné à l’Université d’Ottawa pendant 30 ans (de 1978 à 2008), où il a notamment été titulaire de la chaire de recherche Identité et francophonie.
Tous deux s’inquiètent du fait que le français n’est pas la langue d’usage autour d’eux, soit à Montréal. Ils témoignent d’une blessure à l’amour-propre des membres de la population québécoise ou francophones blanc·hes dont les familles sont au pays depuis plusieurs générations.
Comme beaucoup de personnes qui commentent l’actualité et l’état des mentalités, Lisée s’appuie sur des récits anecdotiques afin de proposer une théorie qui se veut valable pour expliquer la société et les actions nécessaires.
Or, cette théorie ne peut tenir la route. Lisée commet une erreur fréquente, celle de méprendre une impression individuelle pour une compréhension généralisée.
Ainsi les personnes qu’il mentionne ne peuvent le renseigner que sur leurs propres perceptions et nullement sur ce qui a réellement lieu dans les écoles ou à l’échelle de la société.
De telles impressions, bien qu’elles soient partagées par un grand nombre de personnes, ne sont pas pour autant vraies, puisqu’elles se transmettent et s’amplifient par la discussion et les médias comme un fait ou une interprétation relevant du sens commun.
Le fait de recevoir de nombreux témoignages (par exemple, par courriel) ne permet pas davantage de faire des généralisations, puisqu’il n’y a aucune manière de savoir s’ils sont représentatifs d’une réalité plus large… ni de vérifier leur véracité.
En utilisant la chronique de Lisée comme tremplin, Thériault prend bien soin de tempérer l’élan anti-immigration de ce texte. Il s’éloigne du genre de pensée qui mène Lisée à créer, par exemple, une catégorie de «natifs» qui exclut les enfants nés à Montréal de deux parents nés à l’étranger.
Thériault nous renvoie à une mutation sociale plus large : l’individualisme et les fragmentations des identités collectives.
Toutefois, le message essentiel de son court essai est que les lois linguistiques, malgré leurs succès, ont échoué à faire aimer la langue française et «la culture franco-québécoise».
Sans pouvoir critiquer ici les méthodes de la théorisation sociologique de Thériault ni les articles et livres universitaires qui lui servent d’appui, arrêtons-nous sur ces formules et interrogeons-nous sur leurs conséquences.
À lire : Entretien avec Joseph Yvon Thériault : pour une véritable société franco-canadienne
Est-il possible d’aimer une langue?
Quand on affirme aimer le français, que dit-on au juste?
Une langue n’est pas un invariant, ses formes écrites ont peu à voir avec ses formes parlées et elle n’est pas une, mais toujours multiple.
Aimer le français, ce serait donc aimer ce français, tel qu’il est parlé à un moment, en un endroit. Ce serait alors aimer ses sonorités, le trouver agréable, ce qui n’implique aucunement quelque besoin de le parler.
Ce peut aussi être aimer sa flexibilité, sa diversité – mais dans ce cas, qui revient à aimer le langage en général, il est difficile de dire ce qui le distinguerait des autres langues et créerait la nécessité de le parler… d’autant plus que l’existence du français n’est nullement en danger dans le monde.
Thériault dévoile un autre aspect de l’amour de la langue. Il exprime en effet la nécessité de faire aimer la langue française, mais aussi le besoin de faire aimer la culture franco-québécoise. Il en va de même des cultures acadienne et franco-canadienne en général.
L’amour de la langue renvoie dans ce cas à l’identification à une collectivité. Aimer le français, ce serait donc aimer les personnes qui le parlent à un endroit ou encore aimer le parler avec elles.
Aimer la langue, mais non ses locuteurs?
Thériault et Lisée, malgré les différences importantes dans le type de discours employé et l’attitude face à l’immigration, partagent une même vision.
Tous deux distinguent celles et ceux qui s’identifient à la langue et à la culture des francophones de celles et ceux qui vivent au sein de cette culture et parlent cette langue, sans s’y identifier et sans aimer les personnes qui la parlent.
De part et d’autre, on renforce l’idée d’une unité linguistique et culturelle et d’une harmonie que permettent l’amour de la langue et la culture. Cette unité et cette harmonie sont alors le véritable objet des craintes.
On voit finalement que ce n’est pas le fait de parler français qui leur importe, mais bien l’attitude avec laquelle on le parle.
Il ne suffirait pas de parler français ou de faire que plus de gens parlent français au Canada que ce que nous avons pu voir depuis fort longtemps. Il faudrait également aimer la culture, la langue, la majorité et s’en montrer reconnaissant.
Encore faudrait-il que l’unité et l’harmonie aient déjà existé. Les appels à l’harmonie et à la bonne entente sont des stratégies discursives qui cherchent à enterrer la dissension, à cacher les différends, à masquer la mésentente.
Ces deux textes font abstraction du fait que la dénonciation du racisme dans l’espace public augmente en réponse à des mesures juridiques qui racialisent et excluent des groupes entiers de l’espace public.
Si la dénonciation peut sembler nouvelle, le refus du racisme existe depuis toujours au sein des communautés racisées. L’exclusion n’est donc pas une auto-exclusion.
Au bout du compte, on reproche à des personnes présentées comme externes à ce qui serait une véritable société francophone de ne pas éprouver les sentiments convenables envers cette société et la langue qu’elle privilégie.
Ce faisant, on place comme objet d’amour des phénomènes aux contours mal dessinés, changeants, qui deviennent des critères impossibles à remplir.
Ce faisant, on se permet de mépriser celles et ceux qui, malgré toutes ces opérations de mise à distance, parlent la langue, cohabitent avec le français et participent à une vie commune.
Jérôme Melançon est professeur agrégé en études francophones et interculturelles ainsi qu’en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconciliation, l’autochtonisation des universités et les relations entre peuples autochtones et non autochtones, sur les communautés francophones en situation minoritaire et plus largement sur les problèmes liés à la coexistence. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie (MétisPresses, 2018).