Avec cette décision, la Cour accepte que les changements climatiques sont une question d’intérêt national, qui relève du pouvoir du gouvernement fédéral d’assurer «la paix, l’ordre et le bon gouvernement», tel que le soutenait Ottawa.
Six provinces avaient établi des programmes de tarification du carbone jugés acceptables par Ottawa et la taxe fédérale sur le carbone s’appliquait aux quatre provinces restantes : l’Alberta, le Manitoba, l’Ontario, et la Saskatchewan. La loi était contestée par trois d’entre-elles : l’Ontario, la Saskatchewan et l’Alberta, auxquelles s’étaient joints le Québec et le Manitoba.
Pour Daniel Béland, professeur de sciences politiques à l’Université McGill, «il semble que l’interprétation de la section 91 [de la constitution] sur “la paix, l’ordre et le bon gouvernement” s’applique aux changements climatiques en général et pas seulement à la législation de 2018. Ça veut dire que ça pourrait créer jurisprudence dans d’autres cas à l’avenir. Donc ça pourrait compliquer la tâche aux adversaires de ce genre de législation, au-delà de la loi de 2018. Donc c’est une excellente nouvelle pour les environnementalistes».

Avec ce verdict de la Cour suprême, constate Daniel Béland, le seul espoir qui reste pour les provinces dissidentes est «que le prochain gouvernement fédéral soit conservateur et majoritaire. S’il est minoritaire, il n’est pas certain qu’il soit même capable de renverser la vapeur. Le NPD, les libéraux, peut-être même le Bloc, s’opposeraient à ce genre de politiques, qui seraient considérées comme étant régressives en matière de changements climatiques».
Un empiètement sur la juridiction des provinces ?
Pour la députée bloquiste de Repentigny, Monique Pauzé, «quand on écoute le ministre [Wilkinson] parler, il dit : “les provinces vont pouvoir lutter contre les gaz à effet de serre, mais si ce n’est pas assez contraignant, c’est le fédéral qui va avoir le dernier mot.” Pour nous, c’est là que ça ne passe plus. Le jugement de la Cour suprême ne doit pas servir au gouvernement fédéral pour nous dicter quoi faire, particulièrement au Québec».
«Quand est-ce que l’intérêt national sera de nous rentrer quelque chose dans la gorge à nous au Québec? Parce qu’on les voit venir… les compétences du Québec, est-ce qu’on parle de normes en santé? D’une norme pour les CHSLD? C’est ça le problème dans ce pays, on veut souvent [passer] par-dessus les compétences des provinces», ajoute la porte-parole du Bloc sur les questions d’environnement.

Pour André Lecours, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, la décision de la Cour ne remet pas en question la compétence des provinces «parce que la Cour suprême a rappelé qu’elle a toujours fait attention pour évoquer la clause de “bon gouvernement”. Elle rappelle que c’est très exigeant de pouvoir passer le test de cette clause».
Évidemment, il y a des acteurs politiques qui ont toujours peur des empiètements, donc cela ne les rassurera pas.

Les conservateurs persistent et signent
Erin O’Toole a réitéré, par voie de communiqué, la volonté des conservateurs d’abolir la tarification des GES, rappelant que les conservateurs avaient l’intention de présenter leur propre plan climatique qui serait «clair et exhaustif».
Le ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Jonathan Wilkinson, raillait en conférence de presse que, sur les enjeux d’environnement, «Erin O’Toole et ses conservateurs offrent un gros point d’interrogation, ou mieux dit, une grosse boite noire magique», qui évoquait les promesses creuses d’Andrew Scheer et Stephen Harper.
Annamie Paul, cheffe du Parti vert du Canada, rappelle que «ça fait plusieurs années que le PCC et ses cousins au niveau provincial ont dit qu’ils avaient l’intention d’offrir une solution. Et ils ne l’ont pas fait», alors que la tarification du carbone fait consensus parmi les économistes.
Je crois que ça devient de plus en plus difficile pour les gens qui veulent annuler une taxe sur le carbone de le faire crédiblement.

Pour le politologue Daniel Béland, «les conservateurs sont dans une situation difficile en ce moment à cause de ce qui s’est passé au Congrès du PCC la semaine dernière», où 54 % des délégués ont rejeté une motion concernant la réalité des changements climatiques.
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«Le problème des conservateurs, c’est qu’ils n’ont pas d’alternative, ils n’ont pas expliqué concrètement comment ils allaient remplacer cette loi. Ils n’ont pas de plan B, mais ils disent que le plan A n’est pas acceptable», soutient Daniel Béland.
Erin O’Toole pris entre l’arbre et l’écorce
De plus, lors du Congrès du PCC, les soutiens à géométrie variable à la motion sur les changements climatiques reflètent de profondes divisions au sein du parti, estime Daniel Béland.
Ainsi, la motion a reçu 70 % des votes des délégués québécois, 72 % de ceux du Nouveau-Brunswick, la majorité des voix dans l’Atlantique et a presque atteint la majorité des délégués britannocolombiens. Cependant, elle a été rejetée par 73 % des membres en Saskatchewan, et dans une proportion similaire en Alberta, rappelle Daniel Béland.
«Ça a placé M. O’Toole dans une situation difficile, parce que le Parti conservateur doit se déplacer un peu plus vers le centre, doit tenter démontrer aux électeurs au Québec, dans le sud de l’Ontario, et dans les provinces de l’Atlantique, dans la région de Vancouver, dans le lower mainland – le sud de la province – [ …] que la question des changements climatiques leur tient à cœur», explique le politologue de l’Université McGill.
Le problème du Parti conservateur, ajoute André Lecours, est qu’il est composé de clientèles très diversifiées: «Les conservateurs de l’Ouest ne sont pas vraiment les mêmes conservateurs que ceux de l’Ontario, qui ne sont pas vraiment les mêmes conservateurs que ceux du Québec, qui ne sont pas les mêmes conservateurs que ceux des provinces maritimes.»
C’est très éclaté, c’est un défi permanent, qui dans l’histoire récente canadienne n’a été relevé que par Brian Mulroney et Stephen Harper.
André Lecours ajoute que si la base conservatrice de l’Ouest ne veut pas voir de politiques environnementales agressives, le Parti conservateur doit tout de même démontrer une certaine «sensibilité environnementale» auprès d’électorats qui pourraient être séduits par d’autres aspects du programme conservateur.
Les conservateurs, estime Daniel Béland, «sont pris entre deux feux : soit on satisfait la base de l’Ouest […], on se bat contre la loi fédérale et on ne propose pas vraiment d’alternative viable. Dans ce cas, on renforce notre base, mais on ne fait pas de gains dans le sud de l’Ontario, au Québec ou dans l’Atlantique, ça veut dire qu’on reste dans l’opposition ou en tout cas qu’on n’a virtuellement aucune chance de former un gouvernement majoritaire.»
Erin O’Toole pourrait cependant tenter de minorer la question des changements climatiques dans la prochaine campagne électorale, en se contentant de dire que «la Cour suprême a parlé» ; ou de dire qu’ils sont en désaccord avec la décision, mais qu’il est temps de passer à d’autre chose, croit André Lecours.
Mais pour le politologue de l’Université d’Ottawa, «M. O’Toole va être dans une position très délicate à la prochaine élection, il va vraiment espérer qu’on ne parle pas trop de l’environnement. Mais ses adversaires politiques ne le laisseront pas s’en tirer si facilement».
Une mesure essentielle, mais insuffisante
Si le chef adjoint du NPD, Alexandre Boulerice salue la décision de la Cour suprême, il souligne que «la tarification du carbone, ou faire payer la pollution est un outil parmi d’autres. À lui seul il n’est pas suffisant».

Pour Annamie Paul, du Parti vert, «si on n’utilise que la taxe [carbone] sans créer d’autres programmes, nous allons continuer à rater nos cibles.».
Nous n’avons jamais réussi à atteindre nos cibles, et la taxe sur le carbone [seule] ne sera pas suffisante.
Le ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Jonathan Wilkinson, confirmait en conférence de presse que la tarification du carbone n’était qu’un des éléments clés du plan climatique du gouvernement.
La porte-parole du Bloc québécois pour l’environnement, Monique Pauzé, se questionne si «Québec et Ottawa rament du même bord» : «Comment est-ce qu’on peut dire : “Wow, on va ramer avec le Québec pour la lutte aux changements climatiques, mais en même temps on va donner des milliards de dollars à l’industrie [pétrolière] de l’Ouest pour qu’ils puissent continuer”?».
«Et dans leur plan de relance, le gouvernement libéral, que met-il de l’avant ? Le programme des petits réacteurs modulaires, sans savoir quoi faire avec les déchets [radioactifs]. De même pour la captation de carbone, mais c’est simplement pour redonner une autre vie aux industries pétrolières. Il met de l’avant de l’hydrogène, mais c’est fait à partir de combustibles fossiles. Non, on ne rame vraiment pas du bon bord!», s’exclame Monique Pauzé.
Annamie Paul ajoute que «nous ne pouvons pas continuer de construire des oléoducs, ou de continuer avec la fracturation hydraulique, ni de continuer avec les projets d’exploration [pétrolière], ce n’est pas possible de faire tout ça et de réduire nos émissions».
Jean-Philippe Sapinski, professeur à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton, croit que «les politiques [climatiques] à Ottawa c’est “have your cake and eat it too” : ils veulent continuer à développer des pipelines, continuer l’expansion des sables bitumineux, et en même temps atteindre les cibles climatiques. C’est de la contradiction absolue».

«Ça va prendre plus qu’une taxe carbone, ajoute-t-il. Ce que ça va prendre d’Ottawa c’est de fermer les sables bitumineux […].»
Il faut arrêter tous les projets d’oléoducs, tous les projets de développement d’énergies fossiles, tous les projets de fracturation hydraulique. Il faut arrêter l’expansion de tous les hydrocarbures.
Pour ce dernier, on parle d’un «plan Marshall pour le climat […] comme pour la Seconde Guerre mondiale. Ils ont réorienté l’économie du jour au lendemain pour l’effort de guerre […] ça prend un effort semblable. Il faut réorienter l’économie pour la transition écoénergétique».