«À l’âge de 19 ans, j’ai eu comme un moment où j’ai réalisé que je connaissais très bien c’est quoi être Franco-Ontarienne, mais très peu ce que ça veut dire être Abénakis», témoigne l’autrice-compositrice-interprète Mimi O’Bonsawin, membre de la Nation Waban-Aki, aujourd’hui âgée de 31 ans.
Celle qui a grandi à Sudbury a commencé à suivre des cours de langue abénakise il y a un peu plus d’un an, via Zoom, grâce au Conseil des Abénakis d’Odanak, au Québec.
«J’avais besoin d’un petit push»
«En Ontario, je rencontre plein de gens qui veulent reprendre des langues ou des traditions qui ont été perdues dans leur communauté. Mais je vois aussi que dans certaines, la langue a été gardée […] C’est vraiment beau, puis encourageant aussi», partage Mimi O’Bonsawin.
C’est en participant au pow-wow de la communauté, il y a deux ans, que l’artiste a franchi le pas. Le cercle des femmes l’a invitée à se joindre à elles. «Je ne connais pas trop les chansons», les a-t-elle prévenues. «Eh bien, c’est comme ça qu’on apprend», lui ont-elles répondu.
Quelques mois plus tard, lors d’un festival en Australie, Mimi O’Bonsawin confie à un duo de musiciennes autochtones : «Je pense que je vais jamais être capable de chanter dans ma langue. Ça serait tellement beau un jour.»
Là encore, les artistes l’ont encouragée : «T’es une chanteuse, c’est comme ça que tu vas l’apprendre, puis c’est comme ça que tu vas la partager.»
«J’avais besoin d’un petit push», admet Mimi O’Bonsawin. Avec l’aide de sa professeure, elle a depuis traduit et composé son premier morceau en langue abénakise, P8gwas, sorti fin octobre.
À lire aussi : «Forte et fière», la jeunesse autochtone fait entendre sa voix
«C’est devenu viscéral pour moi»
Pascale O’Bomsawin enseigne l’abénakis depuis 2022 avec le Conseil des Abénakis d’Odanak. Cette avocate de formation n’a pas grandi à Odanak, mais elle a toujours gardé des liens avec la communauté. «Le fait d’apprendre la langue me réconcilie avec qui je suis et c’est très important.»
Elle aussi a été interpelée un jour par un ainé qui lui a dit, lors d’un cercle de paroles : «Va apprendre ta langue.»
C’est devenu viscéral pour moi. C’est comme m’entrainer pour l’ultime Ironman ou l’ultime épreuve olympique. Je ne dois pas manquer un cours. J’en fais plusieurs heures par semaine depuis 2018 parce que je me retrouve, je me reconnais là-dedans.
Quand, en 2020, le Conseil lui demande d’enseigner la langue, elle accepte : «Si je disais non, ça allait s’arrêtait là, il allait manquer un professeur.»
«Je le fais avec beaucoup d’humilité parce que moi, je ne suis pas une locutrice. Je n’ai pas grandi dans un milieu où il y avait des locuteurs.»
Des langues en recul
En 2021, environ 237 420 Autochtones au Canada disaient pouvoir parler une langue autochtone assez bien pour tenir une conversation, soit une diminution de 4,3 % par rapport à 2016.
Il s’agit de la première baisse enregistrée depuis 1991, année où Statistique Canada a commencé à recueillir des données comparables.
Insécurité linguistique
«Il y a des gens qui veulent connaitre la langue, mais il y en a peu qui ont la formation pour l’enseigner. Parfois, il est difficile pour les locutrices et locuteurs fluent en tłı̨chǫ de demander de l’aide parce qu’ils peuvent se sentir gênés de ne pas être capables de lire et d’écrire la langue», remarque pour sa part côté Cecilia Wood, interprète et enseignante de la langue tłı̨chǫ au Collège Nordique à Yellowknife, aux Territoires du Nord-Ouest.
«De plus, beaucoup de personnes de la jeune génération peuvent la comprendre, mais ne la parlent pas», ajoute-t-elle.
«L’insécurité linguistique est souvent un enjeu réel», complète la directrice de la formation et de l’enseignement au Collège, Rosie Benning.
L’établissement postsecondaire francophone s’attache à créer un environnement propice à l’apprentissage. «On fait des efforts de rigoler ensemble, de jouer à des jeux, pour faciliter l’apprentissage et le rendre plus ludique», détaille-t-elle.
Des étudiantes et des étudiants du Collège Nordique en train de faire du bannock lors d’un cours de tłı̨chǫ yatıı̀ en pleine nature.
Trouver des enseignants et des enseignantes
Un des défis des organismes qui offrent des cours de langues autochtones demeure de trouver des personnes pour les enseigner.
«Quand des organismes veulent offrir des cours de langues, ils nous envoient des personnes qui parlent couramment la langue et on travaille ensemble pour les former en didactique des langues», soulève Rosie Benning, directrice de la formation et de l’enseignement au Collège Nordique.
«Elles apportent la connaissance profonde et vivante de la langue en tant que locutrices et locuteurs, et j’offre des stratégies et des outils pédagogiques pour soutenir l’apprentissage», explique-t-elle.
«C’était énorme, excitant et bouleversant»
La pandémie a marqué un véritable tournant en démocratisant l’accès à l’enseignement grâce à la visioconférence.
«L’offre de cours est plus importante, indique le directeur général du Conseil des Abénakis d’Odanak, Daniel G. Nolett. On est rendu à quatre, alors qu’avant la pandémie, on donnait un cours de langue par semaine, en présentiel.»
Au Collège Nordique, la participation aux cours de tłı̨chǫ ne faiblit pas, au contraire. «Lorsque nous avons commencé le programme, nous avions 16 étudiants la première année», rapporte Rosie Benning. Grâce à son partenariat avec le Gouvernement Tłı̨chǫ, l’établissement a rejoint plus de 600 personnes étudiantes depuis 2016.
Grâce à l’enseignement à distance, Cecilia Wood échange même avec un couple basé… au Michigan et à Washington. «C’est tellement unique que nous puissions faire ça», se réjouit-elle.
À l’époque, on n’avait pas ce genre de choses, les gens devaient parcourir de longues distances en traineau à chiens pour se rendre dans la communauté voisine afin de discuter et faire des rencontres.
Les cours sont donnés en anglais, en français et en tłı̨chǫ, parfois en pleine nature. «Au lieu d’attendre la leçon 7 pour apprendre la météo, on apprend dans un contexte réel. Quand il fait froid, on dit edza dìì», illustre Rosie Benning.
Alyson McMullen coordonne depuis Toronto l’apprentissage des langues autochtones pour l’organisme à but non lucratif The Outdoor Learning School and Store, basé en Colombie-Britannique. Sa famille a grandi à Ottawa, mais ses ancêtres viennent d’une communauté crie du Nord de l’Ontario.
«Dans les cours de langue crie que je suivais, il y avait peut-être 25 personnes. Je ne savais donc pas à quoi m’attendre en organisant tout ça, mais nous avons eu 800 inscriptions pour le premier cours. C’était énorme, excitant et bouleversant.»
Cela fait deux ans que l’organisme propose ces séances. «Nous avons des parents qui se joignent avec des enfants très jeunes, pour que leurs enfants puissent être exposés à la langue. C’est magnifique.»
Processus de guérison
Pour la plupart des apprenants et apprenantes, il s’agit aussi de réparer quelque chose qui s’est brisé dans leur famille. «Ma grand-mère du côté de mon père, dans sa jeunesse, vivait avec ses parents en parlant le cri. Puis, elle a été retirée de son foyer et elle a perdu sa langue et, avec elle, les savoirs et les traditions cries», révèle Alyson McMullen.
Le grand-père de Pascale O’Bomsawin connaissait aussi la langue abénakise, mais elle ne l’a jamais entendue la parler. Son père ne lui a pas transmis, mais il s’est ensuite inscrit à un cours. Il n’a jamais manqué une séance, jusque sur son lit d’hôpital.
C’est notre façon de décoloniser.
«Je me dis qu’il ne faut pas lâcher, parce que chaque inscription qu’on a, c’est déjà un Abénakis de plus qui suit la langue, qui apprend la langue et qui se retrouve dans un processus de guérison […] C’est un moyen de se réapproprier ce qui nous a été enlevé.»
«Je pense que je vais être étudiante de cette langue pour ma vie entière, parce que c’est tellement une langue compliquée, confie de son côté Mimi O’Bonsawin, qui ressent aussi un certain «syndrome de l’imposteur».
Mais comme le lui rappelle son enseignante : «Ce n’est pas de notre faute si notre langue a été perdue dans une ou deux générations. Donc d’avoir ce partage-là de guérison, je trouve que c’est vraiment puissant.»
Les personnes allochtones peuvent aussi suivre certains cours, en payant. «C’est un beau mélange. Les peuples dénés du Nord-Ouest ont l’expression “Sois fort comme deux personnes” […] On a aussi des personnes qui habitent ici et voient cela comme un acte de vérité, de réconciliation, par respect pour la langue, pour les peuples et la terre sur laquelle ils habitent», souligne Rosie Benning au Collège Nordique.
À lire aussi : Langues autochtones et réconciliation : «Qui fait le travail?»
«Des ainés m’ont dit que “Si vous voulez savoir qui vous êtes en tant que Cri, vous devez apprendre votre langue», confie Alyson McMullen.
«Pas une langue morte»
Car, comme le rappelle Alyson McMullen, les langues autochtones portent bien plus que des mots : «Elles viennent de la terre, et il y a tellement d’informations sur le territoire dans ces langues, des informations que l’anglais ne peut pas transmettre.»
«Je ne veux vraiment pas dire que c’est une langue morte parce qu’on est encore là et il y a plein de monde qui fait du travail incroyable à garder notre langue», appuie Mimi O’Bonsawin.
Elle cite notamment Sigwanis Lachapelle, membre de la communauté d’Odanak, qui publie sur TikTok des capsules vidéos autour de l’abénakis.
Pascale O’Bomsawin abonde dans le même sens : «Il faut prêcher par l’exemple d’être un modèle. Ça donne de l’énergie.» Et de la vie.
À lire aussi : Commission de vérité et réconciliation : dix ans après, où en est le Canada?
