«Le télétravail a toujours existé dans les Maritimes, mais la COVID-19 a accéléré le phénomène. Il y a un avant et un après pandémie», affirme le professeur à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton, Pierre-Marcel Desjardins.

«La possibilité de faire du télétravail explique en partie la hausse récente de la population en Atlantique, notamment dans la région de Moncton, d’Halifax et à l’Île-du-Prince-Édouard», indique l’économiste Pierre-Marcel Desjardins.
Selon l’économiste, depuis la pandémie, les chiffres de l’emploi ont plus fortement augmenté en région Atlantique dans les secteurs où il est possible de télétravailler. Il cite notamment la fonction publique, l’administration, les services, etc.
Historiquement, «il y a moins d’emplois télétravaillables» dans les provinces maritimes, dont l’économie repose sur la foresterie, la pêche, la transformation des produits de la mer, l’agriculture ou encore le tourisme, explique le professeur de gestion des ressources humaines à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton, Arnaud Scaillerez.
Jusqu’en 2020, le Nouveau-Brunswick était ainsi la province où le télétravail était le moins répandu au Canada, rapporte-t-il.
Mais la crise sanitaire a totalement changé la dynamique. De nombreuses personnes «ont pu travailler à distance et s’installer dans les régions rurales des Maritimes afin d’améliorer leur qualité de vie», assure le coauteur d’une étude en cours sur l’évolution du télétravail en milieu rural francophone en contexte minoritaire au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et en Ontario.
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Des avantages bien implantés
En Ontario justement, dans les 73 municipalités rurales francophones que les chercheurs ont identifiées, 16 % de la population active — majoritairement des femmes — travaillent à domicile, principalement dans les secteurs des affaires, de la finance et de l’administration.

En Alberta, Étienne Alary note que le télétravail rencontre de moins en moins de succès, aussi bien parmi les organismes francophones ou les entreprises.
Le professeur adjoint en économie à l’Université de l’Ontario français, Chedrak Chembessi, qui participe à l’étude, indique que certains organismes francophones avaient déjà mis en place des pratiques de télétravail avant la pandémie, afin de pallier «les difficultés de recrutement en français dans certaines régions, comme Toronto».
Depuis, les employeurs se sont définitivement laissé convaincre de l’intérêt du télétravail. «Ils ont compris que ça leur permettait de faire des économies, que la productivité de leurs salariés était tout aussi bonne», souligne Arnaud Scaillerez.
Pour certains métiers confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, le travail à distance offre également «plus de flexibilité» et permet de «combler plus facilement les postes», estime de son côté Pierre-Marcel Desjardins.
Dans l’ouest, la situation est cependant plus contrastée. En Alberta, «le gouvernement provincial a rapidement mis fin au télétravail après la pandémie et les entreprises ont rapidement emboité le pas», signale le directeur général de Parallèle Alberta, Étienne Alary.
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«Retour au bercail» des Acadiens et des Franco-Ontariens
Quelles que soient les dynamiques à l’œuvre, les communautés rurales à proximité des grands centres urbains sont les plus attractives. Arnaud Scaillerez évoque les petites et moyennes villes autour de Moncton et d’Halifax, tandis que Chedrak Chembessi mentionne les zones rurales autour d’Ottawa et de Sudbury.

«Les gens en télétravail en zone rurale veulent profiter d’un plus grand confort de vie au quotidien et améliorer la conciliation travail vie de famille», analyse Arnaud Scaillerez.
Ce dernier rappelle que «la fracture numérique» demeure un frein technique au développement du télétravail. «Internet n’est pas suffisamment fiable et efficace dans les espaces ruraux. Il y a aussi pas mal de zones blanches [mal desservies, NDLR] au niveau de la téléphonie.»
Le profil des nouveaux venus est varié. Arnaud Scaillerez parle de «personnes immigrées», de citadins originaires des métropoles comme Calgary, Toronto et Montréal, mais aussi d’Acadiens, partis travailler ailleurs, qui «retournent au bercail, car ils peuvent garder leur emploi grâce au télétravail».
Chedrak Chembessi a également observé le retour de Franco-Ontariens dans les communautés francophones du nord de la province d’où ils sont originaires. «Depuis la pandémie, ils se sont repliés dans les lieux de solidarité familiale auxquels ils appartiennent, dans des environnements familiers qu’ils connaissent.»
Les organismes communautaires doivent néanmoins les accompagner «pour qu’ils créent de nouvelles relations avec leur territoire d’origine qu’ils ont quitté il y a parfois très longtemps», précise Chedrak Chembessi.
Stimulations économiques
L’arrivée de ces télétravailleurs contribue à «repeupler en partie les territoires ruraux francophones victimes du déclin démographique», assure Arnaud Scaillerez.
Étienne Alary estime, lui, que le télétravail est «une solution à court terme» pour doper la croissance démographique, tant que les communautés «ne seront pas assez outillées en termes de logement et d’infrastructures».
Aux yeux de Pierre-Marcel Desjardins, le télétravail stimule malgré tout l’économie et permet de lutter contre les fermetures de commerces et de services. Une bonne vingtaine d’espaces de travail partagé, adossés à des cafés et à des boulangeries, se sont ainsi créés dans les Maritimes ces dernières années.
Méconnaissance de la ruralité francophone
«Le revers de la médaille, c’est que les personnes n’ont pas forcément une bonne compréhension de la réalité dans laquelle elle s’installe. Il peut y avoir des conflits», reconnait l’économiste.
Les gens espèrent avoir les mêmes services qu’en ville. Les collectivités locales s’inquiètent du besoin de mettre en place davantage d’infrastructures de loisirs et numériques pour répondre aux besoins des néoruraux.
Dans son étude, Arnaud Scaillerez a constaté une certaine «crainte de perte de l’usage du français» face à l’afflux d’individus unilingues anglophones, voire allophones dans des communautés initialement francophones.
Dans les Maritimes, la montée en flèche des prix de l’immobilier, «au détriment des habitants qui ont plus de mal à accéder au logement», selon les mots d’Arnaud Scaillerez, constitue un autre impact négatif de la venue d’une nouvelle population au pouvoir d’achat plus élevé.
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Les «déçus» du télétravail
Si le télétravail a connu un essor sans précédent ces cinq dernières années, l’expérience ne convainc pas tout le monde. «Il y a des déçus, certains néoruraux idéalisent trop le travail à distance et la vie à la campagne», détaille Arnaud Scaillerez.

«Certains élus locaux sont réticents à créer des espaces de coworking de peur de créer une double dynamique sociale avec deux catégories de travailleurs, ceux en présentiel et ceux à distance», explique le chercheur ontarien Chedrak Chembessi.
«Ils se sentent isolés par rapport à leur milieu de travail initial, par rapport aux autres personnes occupées dans la communauté. Ils ont le sentiment que leur travail est devenu leur loisir, à cause du manque d’infrastructures», poursuit Chedrak Chembessi.
À cet égard, Étienne Alary note qu’en Alberta les salariés préfèrent de plus en plus retourner au bureau, avec l’envie de «tisser des liens d’équipe et de bâtir une culture d’entreprise commune».
«Les formules de télétravail à temps complet existent de moins en moins dans les organismes franco-albertains. On a plus des politiques de travail hybride avec une journée ou deux de travail par semaine à la maison», dit-il.
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