«En observant ces glaciers et la rapidité avec laquelle ils fondent, on doit adapter certains de nos sites de surveillance à long terme, ainsi que notre façon de travailler pour continuer à collecter des informations», constate le chercheur en sciences physiques à Ressources naturelles Canada, Mark Ednie.

Mark Ednie remarque une fonte accélérée des glaciers canadiens. Selon ses recherches, l’année 2023 a été particulièrement catastrophique.
Celui qui étudie les glaciers de l’Ouest canadien depuis des années songe désormais à abandonner des sites de recherche, en raison de la fonte accélérée des glaces.
«Je prévois que dans les quelques prochaines années, on ne sera plus capable de monter sur Peyto, craint-il en faisant référence au glacier albertain. Ça va devenir de l’escalade, parce qu’une grande paroi rocheuse commence à s’exposer.»
Si des sites de recherche ont déjà été abandonnés pour des raisons de budget ou de personnel, c’est la première fois que le chercheur dit devoir le faire parce que c’est devenu trop dangereux.
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Plier bagage face au danger
L’équipe de Mark Ednie a perdu sa route traditionnelle sur le glacier Peyto. «On l’utilisait depuis 2011, précise-t-il. Ça nous prend désormais environ une heure de plus pour s’y rendre. On doit traverser un cours d’eau qui nous monte aux cuisses et monter des sections de glace assez raides.»

Manuel Bringué et son collègue Steve Grasby font de l’échantillonnage de strates sédimentaires.
Le glaciologue envisage aussi de faire une croix sur le glacier Helm, en Colombie-Britannique, que le gouvernement canadien surveille depuis les années 1960. La raison : la fonte a laissé paraitre un nunatak [une montagne s’élevant au-dessus de la glace, NDRL] en plein milieu du glacier vers 2020. En 2024, il le tranchait quasiment en deux.
«Quand tu coupes un glacier en deux, ou que tu en enlèves un morceau, ça devient de la glace morte, explique Mark Ednie. Ça ne bouge plus, ça devient moins représentatif des glaciers.»
Shawn Marshall, professeur de glaciologie à l’Université de Calgary et conseiller scientifique au ministère fédéral de l’Environnement, étudie les glaciers depuis plus de 25 ans. Il confirme que, sur certains sites, il était plus facile d’effectuer son travail auparavant.
«Il y a des parties du glacier Haig sur lesquelles on ne voyage plus, rapporte-t-il. Je me suis [aussi] beaucoup déplacé sur les glaciers French et Robertson [en Alberta]. Quand j’ai commencé, ils étaient connectés. Mais ils se sont amincis au point où il faut maintenant traverser un col rocheux. Avant, c’était de la glace, tu pouvais skier directement dessus.»

«Le brouillard est vraiment le côté le plus couteux. Et en termes de sécurité sur le terrain, il y a des implications», explique Manuel Bringué.
La neige facilite les périples des glaciologues. Mais il y en a de moins en moins, ce qui laisse voir de la roche, ou pire encore, des crevasses, comme c’est le cas entre les glaciers Haig, French et Robertson.
«Je ne sais pas si les crevasses sont nouvelles ou si elles sont simplement exposées sans la neige, mais il y en a une multitude, remarque Shawn Marshall. Je n’enverrai pas d’étudiants là-bas maintenant. C’est complètement différent du début des années 2000.»
«Au haut de ce système de glaciers, il y a une belle pente sur laquelle on avait l’habitude d’installer notre camp pour travailler, poursuit-il. Le soir, on faisait du toboggan pour s’amuser. Mais aujourd’hui, cette pente a perdu sa neige et s’est ouverte.»
«Sans le savoir, on faisait probablement du toboggan par-dessus les crevasses. Tu pourrais faire tomber un autobus dedans tellement elles sont larges et terrifiantes», ajoute-t-il.
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Les couts explosent
Manuel Bringué, géologue à la Commission géologique du Canada, travaille souvent dans le Grand Nord et en mer. L’accès à ces endroits a toujours été difficile, mais il l’est encore plus à cause des changements climatiques.

Manuel Bringué, vêtu d’un manteau rouge, discute avec un collègue aux côtés d’un chargement de carburant.
Selon lui, le brouillard est la conséquence la plus importante. «Puisque les glaces fondent, les étendues d’eau sont disponibles plus tôt dans la saison et durent plus tard aussi. Ça génère beaucoup plus de brouillard. C’est problématique pour se déplacer en hélicoptère. S’il y a du brouillard, on ne peut pas voler, on est cloué au sol.»
Outre l’aspect financier, Manuel Bringué évoque un enjeu de sécurité. Car si le brouillard se manifeste une fois que l’équipe est rendue sur le terrain, le retour à la maison devient incertain. «De petites équipes pourraient [potentiellement] se retrouver isolées avec un peu de nourriture et un kit de survie.»
Dans le Grand Nord, le géologue se déplace beaucoup en hélicoptère. Le carburant est acheminé aux endroits nécessaires des mois d’avance, sur des barges par voie maritime. «Là, on est dans un cycle de sècheresse, et le niveau des eaux sur le fleuve Mackenzie est vraiment trop bas. Ça paralyse le trafic des barges sur le fleuve», explique-t-il.
Le carburant est alors envoyé par voie terrestre ou aérienne, ce qui fait «exploser les couts».
La fonte accélérée du pergélisol (sol gelé) est un autre enjeu pour son équipe. «Il faut s’adapter, ne pas s’aventurer là où on ne connait pas, bien lire le terrain et s’assurer que le sol est stable», détaille-t-il.
Parmi les autres effets des changements climatiques qui rendent son travail difficile, Manuel Bringué recense les feux de forêt qui peuvent libérer des toxines, l’augmentation du nombre d’orages, de tonnerres, d’éclairs et… de moustiques.
Il ne pense pas pour autant, dans son cas, abandonner des sites de recherche de sitôt.
Adapter les méthodes
Pour mesurer la masse volumique des glaciers, Mark Ednie a souvent recours à la méthode glaciologique. Elle consiste à enfoncer verticalement des piquets de six mètres dans la glace et ensuite à mesurer la fonte contre ces piquets.

Un collègue du chercheur Mark Ednie insère un piquet d’aluminium dans la glace pour mesurer le bilan massique d’un glacier.
«Lors de l’été 2023 [au glacier Peyto], il y a eu tellement de fonte que nos piquets de six mètres sont sortis de la glace, insiste-t-il. On a perdu plusieurs de ces piquets. Et quand on commence à perdre plusieurs piquets, il devient difficile de produire des données fiables et robustes.»
«2024 est la première année où l’on perd autant de piquets sur Peyto, à cause de la fonte rapide et extrême», ajoute-t-il. Son équipe a dû faire preuve de créativité et combiner des méthodes déjà existantes pour continuer à observer le glacier.
«On a des données ininterrompues sur Peyto depuis 1965 ou 1966, dit Mark Ednie. Alors on a fait de notre mieux pour obtenir une bonne estimation de la fonte cette année-là.»
Pour Shawn Marshall, étant donné la difficulté grandissante d’accéder au haut des glaciers, il est plus difficile de les étudier «en tant que système». «Ça change la manière dont on travaille.»
«On ne peut plus compter sur les connaissances traditionnelles, les routes de transport traditionnelles et les saisons, parce que la glace est de moins en moins fiable. C’est le cas aussi pour les glaciers Saskatchewan et Athabasca [aussi en Alberta]», explique le spécialiste.
«La danse de l’érosion»
À l’Île-du-Prince-Édouard, les changements climatiques accélèrent l’exposition des fossiles incrustés dans les falaises. Habituellement, la glace en mer protège les falaises des vagues et des grands vents, ralentissant ainsi leur érosion.

Rod Smith, un collègue de Manuel Bringué, au milieu des moustiques.
Mais il n’y a plus assez de glace en mer, indique le géologue et professeur à l’Université Saint Mary’s de Halifax, John Calder.
«La bonne nouvelle, c’est que davantage de fossiles sont exposés. La mauvaise nouvelle, c’est que les vagues vont reprendre ces fossiles et les détruire s’ils ne sont pas découverts à temps, se désole-t-il. C’est une danse de l’érosion. La nature te révèlera ce qu’il y a, mais le créneau pour le récupérer est limité. C’est l’aspect le plus difficile.»
C’est dans un tel contexte que monsieur et madame Tout-le-Monde prennent toute leur importance. «La plupart des découvertes ont été faites non pas par des professionnels […], mais par des citoyens, et surtout les petits enfants qui se promènent sur la plage», avoue le géologue, qui rappelle que les paléontologistes ne sont pas nombreux.
Il encourage les passants de l’Île à garder les yeux ouverts et à aider la science en faisant part de leurs trouvailles.