Si elle se souvient bien, Élise Brown-Dussault avait 12 ans quand elle a ressenti les premiers effets de l’écoanxiété. À l’époque, les notions de changement climatique commençaient timidement à s’intégrer à son cursus scolaire : rasage de la forêt amazonienne, réchauffement de la Terre.
D’abord, la prise de conscience. Puis, la culpabilité. «Quand on arrêtait à des stations d’essence avec mes parents, je me sentais mal. Je sentais que j’étais responsable de mes émissions [de GES]», se remémore la Québécoise d’origine, aujourd’hui âgée de 26 ans.
Un sentiment planétaire
À cette époque, le terme «écoanxiété» n’était pas encore bien connu. Aujourd’hui, on associe régulièrement cette forme d’anxiété à des peurs démesurées de catastrophes naturelles, à une appréhension ou un sentiment de désespoir et d’impuissance par rapport à l’avenir de la planète.
Selon Geneviève Gagnon, conseillère généraliste à la division yukonaise de l’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM-Yukon), les personnes atteintes peuvent également ressentir une sorte de «deuil anticipatoire», dans la mesure où elles sentent qu’elles perdront peu à peu leur mode de vie.
«On peut éprouver des symptômes plus doux ou plus sévères, et même parfois cliniques, quand les symptômes empêchent les gens de fonctionner», précise-t-elle.
À ce jour, l’écoanxiété n’est pas reconnue comme un diagnostic, mais de plus en plus de recherches y sont consacrées. Une étude — en cours de révision par des pairs — publiée à l’automne 2021 par des chercheurs et chercheuses du Royaume-Uni, des États-Unis et de la Finlande, a tenté d’en mesurer l’ampleur.
Selon les données récoltées dans dix pays auprès de 10 000 jeunes de 16 à 25 ans, 75 % d’entre eux estiment que l’avenir de la planète est «terrifiant» et près de la moitié ont avoué que cela affectait leur quotidien.
Selon Geneviève Gagnon, c’est aussi grâce aux nouvelles figures de proue du mouvement climatique que les jeunes manifestent leur engagement dans la cause.

Autumn Peltier, militante de la Première Nation de Wiikwemkoong, en Ontario, multiplie les discours sur l’importance du droit à l’eau depuis qu’elle a 12 ans.
«Je veux que vous agissiez comme si la maison était en feu, parce qu’elle l’est» : les paroles de l’activiste suédoise Greta Thunberg ont fait le tour du monde en 2019.
Autumn Peltier, militante de la Première Nation de Wiikwemkoong, en Ontario, multiplie quant à elle les discours sur l’importance du droit à l’eau depuis qu’elle a 12 ans. Ce faisant, elle inspire une génération entière à s’engager dans sa cause, dans l’espoir d’un avenir viable.
La conseillère Geneviève Gagnon observe qu’«on les entend de plus en plus et ça crée un effet amplificateur, un écho de plus en plus fort».
Le Nord retient son souffle
L’Arctique se réchauffant trois fois plus vite que le reste de la planète, le Nord canadien est souvent décrit comme étant aux premières loges des changements climatiques au pays. Il suffit de reculer de quelques semaines pour constater à quel point les évènements météorologiques extrêmes se rapprochent et s’intensifient au Yukon.

Le chef du conseil de la Première Nation des Gwitchin Vuntut à Old Crow, Dana Tizya-Tramm.
En déclarant une urgence climatique en 2019, Dana Tizya-Tramm, chef du conseil de la Première Nation des Gwitchin Vuntut à Old Crow, n’a pas mâché ses mots : «Les changements climatiques sont maintenant l’une des plus grandes menaces pour la mise en œuvre [des] droits [des communautés autochtones].»
Dans un petit sondage Instagram réalisé par l’organisme yukonais Bringing Youth Towards Equality (BYTE) en janvier, 14 jeunes sur 17 ont avoué avoir déjà vécu de l’écoanxiété.
Élise Brown-Dussault vit au Yukon depuis 2017. En tant que technicienne de terrain au gouvernement du territoire, elle participe à la réalisation d’études sur les espèces en voie de disparition ou susceptibles de le devenir. Pas de doute, elle constate quotidiennement les effets des changements climatiques sur la faune et la flore.

L’art thérapie consiste à utiliser le processus créatif pour exprimer et comprendre ses sentiments. À l’ACSM-Yukon, l’ensemble des conseillers et conseillères généralistes peuvent aider la clientèle à apaiser l’anxiété.
Même chose pour William Gagnon, militant pour le climat basé aux Territoires du Nord-Ouest : «Tout ce que je fais dans mon travail est relié au climat», soutient-il.
Élise Brown-Dussault et lui se décrivent comme «écoanxieuse» et «écoanxieux», mais tous deux ont adopté des stratégies pour apprendre à vivre avec cette angoisse.
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Écoanxiété : un vecteur de l’engagement
L’écoanxiété est souvent perçue comme étant terrorisante, paralysante. Mais pour plusieurs jeunes adultes, l’écoanxiété s’impose comme un moteur plutôt qu’un frein dans la lutte contre les changements climatiques.
Quatorze ans plus tard, Élise Brown-Dussault ressent encore des élans de culpabilité comme ceux de son adolescence. Plutôt que de les combattre, elle apprend maintenant à les canaliser. «C’est sûr que je trouve ça paralysant, parfois, affirme-t-elle. Mais toute l’énergie que je dépense à me sentir mal, c’est quelque chose que je peux dépenser dans une action.»
Cette idée de se retrouver dans l’action plutôt que dans l’angoisse gagne du terrain chez les jeunes adultes, qui vivent dans l’écoanxiété depuis plusieurs années.
Agir pour éviter de subir
«Moi, mon anxiété, je la gère bien quand je pose des actions, affirme William Gagnon, candidat à la maitrise en génie des bioressources à l’Université McGill. Quand on est anxieux financièrement, on fait un budget. Pour le climat, c’est la même chose. Que ce soit commencer un programme de compost au bureau, écrire des politiques, faire des actions individuelles… peu importe ce que c’est, ça va réduire notre écoanxiété.»
En février 2020, ce dernier a animé un atelier sur l’écoanxiété à la Bibliothèque publique de Whitehorse. «Dans l’atelier, j’identifie les émotions liées aux changements climatiques et j’explique comment on peut tenter de les [maitriser]. Après on a une discussion de groupe et les gens tombent rapidement en mode solution et action, se réjouit-il. Le sentiment d’urgence sort les gens de leur apathie.»
Geneviève Gagnon aussi reconnait qu’«une partie de l’anxiété peut servir à se mobiliser».
«L’anxiété, biologiquement, ça nous permet de faire face à un danger ou à une menace, explique-t-elle. Ça peut me mener à trouver des points d’espoirs, à me responsabiliser et à connecter avec des gens qui partagent ce sentiment-là et qui posent des actions.»
Élise Brown-Dussault pense également que l’engagement — à la hauteur des moyens de chacun et chacune — contribue à diminuer son sentiment d’écoanxiété. «Pour avoir un peu plus de pouvoir sur la situation, il faut regarder notre vie et voir ce qu’on peut faire de manière réaliste, et comment on peut travailler là-dessus. Parce que ne rien faire pour le changement climatique, c’est l’empirer», avance-t-elle.
Pour elle, la transformation de son angoisse en quelque chose de concret passe par la recherche et par des choix individuels centrés sur ses valeurs. Tant Élise Brown-Dussault que William Gagnon reconnaissent qu’avec l’âge, le sentiment d’impuissance face à l’urgence climatique s’estompe un tant soit peu.

Quand l’anxiété devient paralysante, des ressources existent.
Pour en finir avec la culpabilité
Or, pour Élise Brown-Dussault, il y a un temps pour l’engagement et un temps pour privilégier sa santé mentale. Selon elle, l’écoanxiété est parfois enracinée dans quelque chose de plus profond qu’il devient primordial d’explorer.
Même son de cloche pour William Gagnon : «Si j’ai mal dormi, que je suis fatigué et que je n’ai pas fait de sport ni bien mangé, je suis pessimiste. Je ne suis pas créatif et je ne peux pas aider à régler le problème», admet-il. Pour prendre soin de la planète, il faut d’abord prendre soin de soi.
Ces pensées font aussi écho à celles de Jewel Davies, de la Première Nation Carcross/Tagish. Rencontrée au printemps dernier alors qu’elle amorçait le cheminement de sa bourse en action climatique des Premières Nations du Yukon, Jewel Davies affirmait avoir beaucoup appris sur la compétence émotionnelle dans la lutte climatique. «Les émotions devraient être considérées comme une science importante», avait-elle précisé.
Pour la conseillère Geneviève Gagnon, il demeure important de ne pas tomber dans le cercle vicieux de la culpabilité si on a l’impression de ne pas être en mesure de s’investir pleinement pour l’environnement.
Quand l’anxiété devient paralysante, des ressources existent. L’ACSM-Yukon organise des séances d’écothérapie, où les personnes sont invitées à se mettre davantage du diapason de la nature et du moment présent. «Quand on regarde la nature de près, on peut y trouver beaucoup de symbolisme, d’espoir et de résilience», fait valoir Geneviève Gagnon.
Pour Élise Brown-Dussault, tant le fatalisme que la naïveté nuisent à la lutte : «Le “On va tous mourir, ça ne marche pas”, ça n’aide en rien.»
Elle soutient qu’il faut plutôt être capable de demander des changements : «Je suis capable d’être fâchée. Et on a le devoir, même si ce n’est pas agréable, de garder les yeux ouverts.»